Hubert de Beaufort         Le Livre Blanc      
                Une étude exhaustive de l'histoire de l'occupation de Bordeaux
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4- l’UGIF et le Consistoire central

(UGIF : Union générale des Israélites de France)

Rappelons d’abord quelques définitions.

Le Consistoire central est à la fois le parlement et l’organe exécutif de la communauté juive : il transmet ses directives aux consistoires régionaux et reçoit, par leur intermédiaire, compte rendus ou informations sur les problèmes de la communauté. Le 23 Juin 1940, Edouard de Rothschild, président du Consistoire central, et Robert de Rothschild, président du Consistoire de Paris, passaient la frontière espagnole pour se réfugier aux Etats Unis. Ce sera Jacques Helbronner qui prendra la succession d’Edouard de Rothschild. Le nouveau président est né le 21 Septembre 1873 et a fait toute sa carrière au Conseil d’Etat. C’est lui qui annonça au général Pétain sa nomination comme généralissime en 1917 et, depuis cette date, les deux hommes entretiennent de solides relations d’amitié.

Le 29 Novembre 1941, le gouvernement de Vichy décrète que toutes les organisations juives, à l’exception des associations religieuses et du Consistoire, devaient être dissoutes et leurs biens remis à un nouveau conseil, l’Union générale des Israélites de France (l’UGIF). Craignant d’être soumis au contrôle direct des Allemands, un groupe de dignitaires juifs préféra accepter l’UGIF dont l’autorité était exercée par la France, alors que d’autres refusèrent toute collusion avec la nouvelle organisation. René Mayer faisait partie des opposants, mais Raoul Lambert voulut tenter une coopération : la création de l’UGIF fut alors décidée.

L’UGIF absorba les diverses organisations d’aide sociale juive avec leur personnel. Au niveau interne son fonctionnement se révéla très difficile, car il existait des rivalités entre le président Lévy et Raoul Lambert, directeur général, et il fallait gérer en outre deux sections différentes : le Nord (zone occupée et le Sud (zone libre). Sur le plan politique, Helbronner et le Consistoire considéraient l’UGIG comme un simple exécutant devant se plier à leurs directives.

Dès le 17 Décembre 1941, le Militärbefehlshaber réclamera à l’UGIF une amende d’un milliard de francs! En 1943, le gouvernement de Vichy autorisa l’UGIF à prélever une taxe individuelle et annuelle, allant de 120 à 320 francs.

L’organigramme de l’UGIF se présentait ainsi :

Président: Albert Lévy puis Raoul Lambert. Georges Edinger à Paris.

Vice-président: André Baur (déporté en 1943).

Administrateur délégué: Marcel Stora (déporté en 1943), puis Albert Weil.

La " contre enquête " menée après le procès Papon s’était limitée à un rapide exposé des conditions dans lesquelles l’UGIF avait été créée et de ses premières interventions. En approfondissant la question et en examinant les documents ou déclarations de l’époque, on ne peut qu’être frappé par le souci permanent pour ne pas dire obsessionnel, des organisations juives de suivre une politique de collaboration avec la régime de Vichy. Jacques Helbronner, le président du Consistoire verra 17 fois le Maréchal Pétain dans les années 1940-1941 et les visites des responsables juifs à Laval, à Jardin son chef de cabinet, au général Campet, (chef du cabinet militaire du Maréchal), ne se comptent pas.

Le ton en fut donné, dés septembre 1940, par cette lettre des rabbins français adressé au Maréchal Pétain :

" L’association des rabbins français, réunie en assemblée générale à Lyon, adresse son très déférent hommage à monsieur le Maréchal Pétain, en qui la France en détresse a mis son espoir.

Le rabbinat donne au chef de l’Etat l’assurance que s’inspirant toujours des commandements du judaïsme, il exhorte les fidèles à servir la Patrie, à favoriser la Famille et à honorer le Travail.

Avec l’aide de Dieu, sous la direction de leurs chefs spirituels, les Israélites de France auront à cœur de collaborer à la rénovation du pays, dans un esprit de concorde civique et de fraternité humaine.

Le rabbinat appelle les bénédictions divines sur le chef de l’Etat et le peuple français ".

 

En 1940 le rabbinat adopte en fait la devise : Travail, Famille, Patrie, du nouveau régime !

Un an plus tard, en Septembre 1941, même comportement. Le Grand Rabbin de France résume ainsi ses relations avec le Maréchal : " Pétain a été un moindre mal. Par l’éclat de son nom, il nous a préservé du pire ".

La première " contre-enquête " se référait à l’ouvrage d’Hilberg, (la destruction des Juifs d’Europe), pour préciser dans quel contexte général fonctionnaient les déportations, puisque celui-ci avait été occulté par l’instruction. Au niveau français, il faut aujourd’hui restaurer la vérité, à la fois sur les rapports d’Helbronner avec Vichy et d’autre part sur ceux de Joseph Cohen avec la préfecture de Bordeaux. Deux sources sont dignes de foi : "  Aux prises avec Vichy, de Simon Schwarzfuchs, (Calman-Lévy) et les différents ouvrages de Charles Molette ".

Jacques Helbronner, président du Consistoire, estime être le seul véritable chef politique de la communauté juive et il tiendra longtemps en suspicion l’UGIF et son directeur général Raoul Lambert qui devra se limiter à la gestion des œuvres sociales. Schwarzfuchs cite d’ailleurs 90 fois Helbronner dans son livre et 45 fois Lambert.

Nous adhérons au portrait de Jacques Helbronner tracé par Schwarzfuchs :

" Il était très conscient de l’importance du poste qu’il avait obtenu dans la hiérarchie administrative de son pays et ne pouvait concevoir que la France, à laquelle il avait consacré un véritable culte, pourrait un jour devenir indigne de l’idéal républicain et égalitaire auquel elle devait sa grandeur. Quant il se rendit compte qu’une telle éventualité n’était plus impossible, il ne fut pas effleuré par la tentation de la dissidence. Il fut et resta insensible au gaullisme… "

Helbronner s’est longtemps jugé à la fois invulnérable et sûr de son audience auprès du Maréchal Pétain. Rappelons qu’Hilberg lui reproche la phrase terrible prononcée le 2 Août 1942, au moment des grandes déportations :  

" Si Monsieur Laval veut me voir, il n’a qu’à me convoquer, mais dites-lui bien, qu’à partir du 8 août et jusqu’en septembre, je pars en vacances et que rien ne me fera revenir ".

Peu importe que la phrase ait été fidèlement rapportée, car dans l’esprit d’Helbronner, il ne s’agissait pas encore de la déportation des Juifs français, mais de celle des Juifs étrangers. Concernant ces derniers, nous avons le témoignage de l’abbé Glasberg qui est venu fin 1941, avec le père Chaillet, demander au cardinal Gerlier une nouvelle intervention en faveur des Juifs étrangers internés dans les camps du Sud-Ouest. La scène se passe dans les salons de l’archevêché en présence d’Helbronner qui interpelle ainsi les deux ecclésiastiques :

"Vous avez tort. Vous ne comprenez pas que si nous soulevons cette question, demain on pourra prendre des mesures analogues à l’encontre des Israélites français. Il ne faut pas que le cardinal intervienne en faveur d’étrangers. Cela ne peut qu’aggraver notre situation ".

Nous avons la confirmation, une fois encore, que les hauts responsables juifs n’imaginent pas, début 1942, la signification dramatique des déportations, et qu’ils privilégient, eux-aussi, la sauvegarde des Juifs français. Instinctivement Helbronner soutient avant l’heure une politique qui occulte les Juifs étrangers pour tenter de sauver ses nationaux. Il faut bien se rendre compte qu’Helbronner avec le Consistoire sont encore, en Octobre 1942, profondément légalistes et s’efforcent de maintenir leurs coreligionnaires dans l’obéissance au Maréchal, comme le note Maître Kiefé. L’illusion subsiste toujours en Décembre 1942, lorsque le journal officiel publie une loi obligeant tout Juif français ou étranger à faire apposer la mention " juif " sur sa carte d’identité.

Le Grand Rabbin de France estime alors devoir refuser cette mesure en regrettant d’avoir accepté le recensement de 1941, mais finalement le Consistoire se contente de protester sur l’outrage fait aux Juifs français…. sans mentionner les Juifs étrangers. Dans le fond, Helbronner estime que son légalisme permettra de sauver ses compatriotes.

Vers la mi-1943, Helbronner et Georges Wormser ont connaissance d’une note provenant de la Secrétairerie d’Etat du Vatican, qui fait état de l’existence et du fonctionnement de fours crématoires, ainsi que de l’exécution massive de Juifs. Très sceptique, Helbronner se rend auprès du cardinal Gerlier pour obtenir des éclaircissements. Bien entendu, aucune trace écrite ne subsiste de leurs entretiens et aucun compte rendu des débats ultérieurs du Consistoire convoqué d’urgence ne nous est parvenu.

Deux décisions sont alors prises par le Consistoire : avertir Londres et ne pas transmettre l’information à la communauté juive pour ne pas répandre la panique.

Il est donc clair qu’au plus haut niveau de la hiérarchie juive, le drame du génocide n’est compris qu’en mai 1943, alors que l’essentiel des déportations a déjà eu lieu. On peut penser qu’à cette même date les responsables français de Vichy connaissent eux aussi le sort réservé aux Juifs déportés, alors que la même consigne de silence empêchera l’information de s’étendre aux rouages provinciaux de l’administration française et de l’UGIF. La connaissance des faits semble patente, mais non leur signification tragique. Pie XII qui a reçu lui aussi l’information a cette réaction étonnante : " Dieu ne peut permettre cela, nous ne pouvons y croire ". Comme Roosevelt, Churchill et de Gaulle, le pape n’arrive pas à admettre le drame de la solution finale : le crime est trop énorme pour être vraiment crédible.

A la même époque les SS voudraient étendre les déportations aux Juifs français : ils sont limités dans leurs actions par leurs revers militaires. Un signe de cette brutalité croissante : l’arrivée d’Aloïs Brunner à Paris auprès de Boemelburg. Brunner élimine l’administration française du camp de Drancy, traque les dirigeants juifs, les arrête et les déporte sans ménagement. Les protestations de Vichy n’ont aucun impact.

Le 14 août 1943, Lambert, le directeur général de l’UGIF, obtient une audience de Laval. En sortant il croise l’Allemand Röthke, chargé des questions juives à la Gestapo, accompagné du directeur de Cabinet de Darquier de Pellepoix, un nommé Antignac qui connaît Lambert. Röthke, furieux d’apprendre qu’un dirigeant juif puisse avoir accès au président du Conseil, lance un mandat d’arrêt contre lui. Lambert est incarcéré le 21 Août avec sa femme et ses quatre enfants. Interné à Drancy puis déporté à Auschwitz, il sera gazé avec sa famille.

Quelques semaines auparavant, le vice-président de l’UGIF, André Baur avait été arrêté lui aussi, suite aux protestations de Bousquet auprès d’Oberg, concernant la situation tragique de Drancy. Brunner estime Baur responsable des fuites concernant le camp et le fait arrêter : il sera déporté et gazé avec les siens. Même sort fatal pour Jacques Helbronner, stoïquement pétainiste jusqu’au bout, en refusant l’offre du Maréchal de se réfugier en Suisse. Le président du Consistoire sera arrêté à Lyon le 28 Octobre 1943 par la Gestapo, sur ordre de Berlin 

Isaïe Schwartz, le Grand Rabbin de France aura un comportement plus lucide et moins stoïque : il entre en clandestinité le11 janvier 1944 et n’en sortira qu’à la Libération. On se demande s’il ne règle pas ses comptes avec Helbronner, lorsqu’il écrit :

" L’événement , que des signes indiscutables me faisaient craindre et que seuls des esprits frappés de cécité avaient méconnus, vient de se produire".

La corrélation entre le comportement du Grand Rabbin de France et celui du Grand Rabbin de Bordeaux est claire : tous deux pratiquent le principe de " piqua’h nefesh, (le devoir de se soustraire à un danger de mort). Il était évidemment moins risqué de partir dans la clandestinité que de rester sur place.

 

Plusieurs leçons peuvent être tirées de ce court historique :

Helbronner, avec un Consistoire qui adhère à sa politique, est et restera profondément pétainiste. Il est persuadé que le gouvernement de Vichy protègera la communauté juive française et se résigne finalement à ce que les Juifs étrangers soient déportés, (déclaration de 1941).

Durant les grande rafles de 1942, Helbronner n’a pas conscience de la solution finale, mais mi-1943, il est informé, veut une confirmation de Londres et… refuse de diffuser la nouvelle auprès de sa communauté. En Décembre 1942, il avait finalement accepté la décision de Vichy d’imposer le tampon " Juif " sur les papiers d’identité, toujours dans le souci de protéger la communauté juive française.

Dés 1943, les Allemands procèdent directement aux arrestations et déportations qui leur conviennent, même lorsque les intéressés sont les interlocuteurs du gouvernement Pétain. Lambert, le directeur général de l’UGIF est pratiquement arrêté à la sortie du bureau de Laval !

Avec l’arrivée de Brunner en Juin 1943, la brutalité et le cynisme des SS s’amplifient jour après jour vis à vis des Juifs certes, mais aussi de l’administration et des Français. Aucun accord écrit ou verbal ne tient plus lieu de garantie : personne n’est à l’abri et les revers militaires ne font qu’exacerber la vindicte allemande.

Jardin, le propre directeur de Cabinet de Laval, tente d’aider la communauté juive, mais il ne cache pas son impuissance et, fin 1943, se fait nommer à Berne comme ambassadeur : une fuite officielle.

© Hubert de Beaufort, Paris 2001