" Je suis heureux de pouvoir vous interviewer
aujourd’hui, René Terrisse et Pierre Saufrignon.
René Terrisse, parce que vous êtes l’historien de
Bordeaux et que vous maîtrisez bien son histoire douloureuse durant ces années
1940-1944. Vous avez rassemblé plus de 40 000 documents, vous avez écrit
plusieurs ouvrages et effectué des synthèses exceptionnelles sur le Bordeaux
de l’occupation.
Pierre Saufrignon, parce que vous êtes le seul qui puissiez
vous exprimer en tant que policier résistant de Bordeaux, déporté à
Neuengamme : un des camps les plus durs où les 2/3 de ceux qui y sont
partis ne sont pas revenus. Vous avez une expérience de résistant, de
policier, de déporté, vous avez vécu l’intérieur du système policier, les
contraintes de l’occupation qui vous obligeaient à vivre à côté de la
Gestapo et de la Kommandantur.
Je voudrais que vous tentiez d’expliquer votre parcours, à
partir du moment où vous avez interrompu vos études de droit en Mars 1942,
pour rentrer dans la police ".
Pierre Saufrignon
" On pouvait rentrer par concours ou grâce à
une qualification particulière : ce fût grâce à ma deuxième année de
droit. J’ai été présenté à Monsieur de la Houssaye qui m’a fait nommer
à la Sûreté de Bordeaux. Je suis affecté à une brigade nouvelle, nommé
" brigade annexe ", qui travaillait occasionnellement
à l’instigation des Allemands. Nous intervenions en général pour le service
du ravitaillement, pour le STO, pour rechercher des prisonniers évadés,
etc.. .
Les Allemands, quant à eux, nous utilisaient directement
sans passer par la préfecture, sans passer par le commissariat central : c’était
simplement un ordre donné par téléphone, venant de la Kommandantur ou de la
Kriegsmarine. Le traducteur des services de sûreté demandait alors 2, 3, 4
inspecteurs, tel jour à telle heure pour effectuer les transferts du fort du
Hâ aux tribunaux ou réciproquement ".
H de B
" Je voudrais vous demander une précision :
les services de police de Bordeaux vous engagent par l’intermédiaire d’un
de ses collaborateurs. Cette police, dirigée par le colonel Duchon reçoit ses
instructions soit du préfet, soit des Allemands. Rappelons que les Allemands à
Bordeaux avaient mis en place des structures multiples : la Wehrmacht, la
Kriegsmarine, la police des frontières, la Kommandantur, le KdS, etc…
Monsieur Terrisse, êtes vous d’accord avec ce schéma
? "
René Terrisse
" Il faut bien distinguer la période 1940-42 et
la période 1942-44. Durant les années 1940-42, c’est la Wehrmacht et la
Kommandantur qui font la loi et à partir de Mai1942 les pouvoirs policiers sont
retirés à la Wehrmacht pour être confiés au général Oberg, nouveau
commandant des polices et des SS. Les polices sont désormais placées sous l’autorité
du BdS commandé par Knochen qui met en place des antennes régionales, les KdS.
Les tribunaux militaires ne sont plus d’actualité : nous entrons dans l’ère
des déportations et des exécutions sans jugement ".
H de B
" Nous sommes d’accord : à partir de Mai
1942 à Bordeaux, ce sont les services du Kommandeur Luther et du "
gestapiste " Dohse qui entrent en fonction. La Kommandantur s’efface,
les tribunaux militaires s’effacent et nous voyons s’affirmer une politique
allemande beaucoup plus contraignante.
Monsieur Saufrignon, comment fonctionnait votre service et
quelles étaient vos fonctions ? "
Pierre Saufrignon
" Notre brigade, commandée par Duclos,
comportait 12 inspecteurs et nous nous occupions surtout des questions touchant
le ravitaillement, le STO, les insoumis, les prisonniers évadés, les
transferts de prisonniers. Nos bureaux étaient situés rue Elysée Reclus,
pratiquement à l’ombre de la mairie. Le chef de service se nommait Bonhomme,
puis ce fut Monsieur Lescure ".
H de B
" Vous nous parlez des différentes missions qui
étaient confiées à votre brigade. Avez vous été concerné par les
arrestations de Juifs ? "
Pierre Saufrignon
" Non, jusqu’au 10 janvier 1944 ".
H de B
" Cette date n’est pas sans signification.
Bousquet a été limogé et toutes les forces de police ont été placées sous
l’autorité de Darnand ".
René Terrisse
" Il existe une différence de nature entre les
deux époques : avant Janvier 1944 et après. Darnand nommé responsable du
maintien de l’ordre, est à la fois le chef de la milices et de toutes les
forces des police et de gendarmerie. Bousquet n’était, lui, que Secrétaire
Général de la police ".
H de B
" N’oublions pas non plus qu’en Janvier 1944,
les Allemands recherchent toujours le Grand Rabbin Cohen qui a pris le maquis le
17 décembre 1943. Sa disparition va entraîner des réactions anti-juives très
brutales de la part des SS ".
Pierre Saufrignon
" Heureusement, c’est aussi à ce moment là
que les réseaux de Résistance se développent beaucoup, malgré les
arrestations massives perpétrées par la Gestapo et la Milice ".
H de B
" Les actions allemandes durant l’année 1943 se
révèleront en effet sanglantes pour la Résistance : en juillet, c’est
l’arrestation de Jean Moulin et des réseaux du BCRA, en Septembre c’est l’opération
Grandclément à Bordeaux, qui décapite l’OCM. A cette occasion, a-t-on
vraiment assisté à une recherche de paix séparé, par l’intermédiaire de
Joubert et de Thinières, tentative menée par Dohse avec l’appui du BdS ?
Quant à vous, Pierre Saufrignon, vous entrez dans le réseau
Navarre courant 1943. Rappelez nous dans quelles conditions ".
Pierre Saufrignon
" Mon chef de brigade (Duclos) et moi étions en
parfaite communion de pensée. Nous sabotions tout ce qui nous était possible.
Par exemple, étant chargé d’arrêter 9 personnes suspectées d’être
insoumises, nous avons établi 8 rapports justifiant leur position. Le dernier
nous semblait suspect : nous l’interrogeons et il demande à
téléphoner. Deux heures plus tard, un agent de la Gestapo est venu le
chercher. C’était l’un des leurs. Voilà notre grand souci à l’époque :
à qui se fier ? La provocation constituait une des armes favorites de la
Gestapo ".
H de B
" Il est vrai que les réseaux de résistance
étaient presque tous infiltrés, et ce fut votre drame dans le réseau Navarre
avec un certain Lespine… qui vous avait demandé de venir travailler avec
lui ".
Pierre Saufrignon
" J’avais connu Lespine en Faculté de
Droit : nous nous connaissions sans avoir beaucoup sympathisé. Tous deux
étions originaires de la zone forestière des Landes. Un jour Duclos m’annonce
qu’un ami va nous faire rentrer dans un réseau de Résistance… et je tombe
sur Lespine qui ne peut retenir un haut de corps en me reconnaissant. Après mon
arrestation, j’ai souvent pensé que, dès cette date, il appartenait à la Gestapo ".
H de B
" René Terrisse, votre jugement est différent
? "
René Terrisse
" Je comprends et je respecte la réaction de
Saufrignon, mais je reste perplexe sur le retournement de Lespine dés 1943.
Certes il a détruit son réseau, mais les Allemands lui avaient accolé un ange
gardien, un Espagnol nommé Antonio qui n’apparaît que début1944. Je ne
pense pas qu’il travaillait pour la Gestapo en 1943 ".
Pierre Saufrignon
" Ma réaction est peut-être passionnelle. Mais
pour en revenir à nos actions de résistance, je voudrais en donner un exemple.
Un jour, nous recevons l’ordre d’arrêter 73 jeunes insoumis et de les
envoyer au camp de Mérignac. La brigade fait le tour des familles et leur
dit : " Vous êtes convoqués après-demain à la brigade. Si
vous venez, vous serez envoyés au camp de Mérignac ". Evidemment sur
les 73… deux sont venus avec leur valise… et sont partis pour Mérignac. 71
se sont enfuis grâce à nous.
Dans le réseau, j’ai refusé de tuer et me suis cantonné
dans des missions de surveillance, de renseignement et de protection. Je fus
aussi chargé de repérer les pièces de DCA, de noter certaines positions
allemandes, etc…Je travaillais à mes missions avec Grolleau et Duclos, sans
connaître les autres membres du réseau qui travaillait heureusement de façon
très cloisonnée.
J’ai découvert la vie réelle du réseau 20 ans plus tard,
car après la guerre nous avons voulu repartir sur de nouvelles bases et oublier
cette période ".
H de B
" Vos actions et réactions sont significatives d’une
époque placée sous le signe de la contrainte. Les instructions officielles
répondaient aux exigences allemandes, mais oralement on conseillait l’inverse
de ce qui était écrit.
La grande injustice du procès de Bordeaux, c’est que les
témoins qui connaissaient la différence entre l’écrit et l’oral ont
disparu : les Chapel, Duchon, Sabatier, Cusin, Soustelle, Cohen et tant d’autres.
Puisque nous parlons de témoignages, comment était perçu
dans votre brigade le problème juif à Bordeaux ? "
Pierre Saufrignon
" Le problème n’était pas inconnu, car la
propagande antisémite de Vichy affirmait à la population que les Juifs
étaient responsables de la guerre. Je me souviens d’une fameuse exposition
dont je suis sorti horrifié.
Comme je vous l’ai dit, nous ne sommes pas intervenus dans
les premières arrestations. La brigade n’a été mobilisée que le 10
janvier. Nous avons été dispensés, l’Inspecteur Dubois et moi-même à
cause de notre jeune âge, à participer aux arrestations. Je sais qu’un
inspecteur est parti prévenir des familles juives, afin qu’elles puissent
échapper aux arrestations. Malgré tout le lendemain, Duclos m’a dit :
" Je viens de vivre une nuit abominable, je me demande si je ne vais
pas démissionner. Les agents de la Gestapo suivaient les inspecteurs pour voir
s’ils exécutaient les ordres ".
Le lendemain 13 Janvier, nous devions arrêter deux jeunes
juifs, une fille de 16 ans et un garçon de 14 ans. Mon intention était de les
faire fuir. Nous sommes allés au 37 rue Esprit des Lois, chez un dentiste. Nous
sommes tombés effectivement sur une jeune juive française avec le tampon
" Juif " sur sa carte d’identité, et lui avons dit :
" Vous avez 20 minutes pour prendre le tramway de Leognan. Sauvez vous avec
votre frère ". Je pense qu’ils ont effectivement été sauvés.
Le lendemain, nous avons été tenus au courant des
lamentables conditions dans lesquelles les Juifs étaient parqués dans la
synagogue. Paradoxalement nous avons estimé que nous devions rester et non
démissionner.
Malheureusement, le 24 Janvier, nous étions convoqués au
fort du Hâ , où nous avons été arrêtés par des agents de la Gestapo.
Toute la brigade fut incarcérée ainsi que notre inspecteur chef qui était
venu aux nouvelles.
Duclos et moi avons pris sur nous les accusations, car nous
avions compris que c’était Lespine qui nous avait vendus. Nos collègues ont
été libérés le 23 Février, après notre interrogatoire par Poinsot ".
H de B
" Comment fonctionnaient ces services de police qui
sont au cœur du procès Papon ? "
René Terrisse
" Certains témoignages sont explicites :
ceux de Luther, le chef du KdS par exemple. L’interlocuteur privilégié des
services allemands est incontestablement le colonel Duchon, l’Intendant de
police. C’est lui qui, sur le plan opérationnel, dialogue avec les services
allemands. Je pense que les commissaires divisionnaires dépendaient du colonel
Duchon ".
Hubert de Beaufort
" Le supérieur et l’interlocuteur quotidien de
Duchon, c’est le préfet Sabatier ? "
René Terrisse
" Les faits parlent d’eux même. Dans la
dramatique affaire des otages fusillés en septembre 1942, c’est Duchon qui
est averti en premier par les Allemands et ceux-ci lui demandent de prévenir le
préfet. Duchon est donc le trait d’union " réflexe " du
KdS et de la police française ".
H de B
" Puisque nous parlons de la Gestapo, il est clair
pour moi que le Machiavel animant l’ensemble des actions policières
allemandes, de façon directe ou indirecte, c’est Dohse. C’est lui le chef d’orchestre
des répressions à Bordeaux ".
René Terrisse
" Le chef d’orchestre, incontestablement ".
Pierre Saufrignon
" Je confirme. Paradoxalement, nous ne savions
pas très bien comment fonctionnait notre hiérarchie, mais nous savions très
bien que Dohse menait les actions de la Gestapo. Je connaissais mieux le nom de
Dohse que celui de Sabatier et connaissais encore moins bien le nom de Papon ".
H de B
" Pierre Saufrignon, après votre arrestation, vous
allez passer près de quatre mois au fort de Hâ en vous demandant quel va être
votre sort. Finalement vous vous retrouvez sur le quai de la gare le 10 mai
1944, avec plusieurs centaines de déportés politiques, 520 selon Terrisse, qui
vont partir à Neuengamme.
Combien de policiers parmi les déportés ? "
Pierre Saufrignon
" Nous étions une bonne douzaine, quatorze je
crois. Et surtout je vois celui qui m’a fait entrer dans le réseau
Navarre : Lespine avec une mitraillette sur l’épaule et qui est en train
d’obstruer les jours de wagons. Et puis une image qui domine ce sinistre
départ : Dohse en grand uniforme SS, une paire de gants gris à la main,
souffletant un déporté qui lui reprochait de ne pas l’avoir libéré comme
il l’avait promis ".
H de B
" Comment analysez vous la politique de Dohse
durant ces années 1942-44 ? "
Pierre Saufrignon
" C’était un homme diabolique ".
René Terrisse
" Je pourrais aussi employer le mot de
diabolique. Au départ, c’est un modeste sous-officier qui ne sera nommé
Lieutenant SS qu’en 1944. Mais pour maintes raisons, il a toujours été l’homme
clef du KdS de Bordeaux. C’est un des rares policiers de métier qui a suivi
toutes sortes de stages, y compris dans le service du contre espionnage de la
Wehrmacht. Il est rompu à toutes les stratégies du renseignement, parle très
bien français et est indispensable à
sa hiérarchie. Il bénéficie en outre d’une double
protection : celle de Boemelburg, le chef redouté de la Gestapo à Paris
et celle d’Hagen, son prédécesseur à Bordeaux, qui deviendra le directeur
de cabinet du général Oberg. Dohse est toujours couvert, même quant il commet
des erreurs. Enfin n’oublions pas que c’est lui qui manipule tous les agents
français. Il a vraiment tous les atouts policiers en main : le
renseignement, les polices supplétives françaises, les Résistants retournés,
les polices allemandes ".
Pierre Saufrignon
" Et puis c’est un homme qui obtient des
résultats ".
René Terrisse
" Il faut reconnaître qu’il a une plus forte
personnalité que la plupart des pantins qui gravitent autour de lui. Il est
indispensable. Le meilleur exemple que l’on puisse donner, c’est la
décision prise par les membres du KdS, après son départ de Bordeaux vers l’Allemagne.
Le Kommandeur Machule est mis aux arrêts et la direction du convoi est confiée
à Dohse. C’est incroyable ".
H de B
" Quelle vision avez vous de la Préfecture durant
cette époque ? "
Pierre Saufrignon
" Notre seul contact avait pour objet les vraies
fausses cartes d’identité. Sur l’établissement d’une simple fiche de
renseignements que nous certifiions, nous obtenions des services de la
Préfecture de vraies cartes d’identité. Je me souviens très bien que l’on
me donnait ces vraies fausses cartes avec des mines entendues : le
personnel n’était pas dupe.
A part cela nous n’avions pas de relations directes. Nous
recevions nos ordres du Commissariat central et du chef de la Sûreté, qui les
recevaient eux-mêmes de l’Intendant Duchon ".
H de B
" La Préfecture usait de la seule arme dont elle
disposait : l’inertie administrative.
Mais au niveau de la Résistance, pensez vous que tous les
réseaux étaient plus ou moins infiltrés par les Allemands ? "
René Terrisse
" Je pense très honnêtement que la plupart des
réseaux étaient infiltrés, même depuis 1942, même depuis 1941, par la
brigade Poinsot. Citons par exemple les Auberges de la Jeunesse, le groupe du
professeur Auriac, celui du jeune Bergès, dont cinq membres ont été
condamnés à mort et fusillés. Il y avait la brigade Poinsot, mais aussi les
agents de l’Abwehr, ceux du KdS, ceux de la Milice.. sans compter les
résistants retournés.
Après la Libération, la Résistance s’est construit une
histoire glorieuse, alors qu’en réalité, les vrais Résistants étaient bien
peu nombreux. Les bonnes volontés étaient rares, les enquêtes difficiles sur
les nouveaux arrivants, ce qui facilitait grandement les infiltrations de la
Gestapo ".
Pierre Saufrignon
" Je pense que le cas de Bordeaux est
particulier, avec la rencontre de deux personnages qui domineront la ville. D’un
côté : Poinsot, actif, ambitieux, intelligent, motivé par sa haine des
communistes et des gaullistes. De l’autre : Dohse, également ambitieux
et brillant. La conjonction de ces deux " talents " a
réduit la Résistance à l’impuissance ".
René Terrisse
" Ce qui est surprenant, c’est l’ampleur des
résultats obtenus contre la Résistance avec des effectifs relativement
réduits. Au départ, Poinsot commence avec deux inspecteurs avant que sa
brigade ne plafonne à une vingtaine. Et elle arrêtera 900 personnes !
Même remarque concernant le KdS allemand dont les effectifs
ne dépasseront pas 80/90 personnes.
En réalité, Poinsot et Dohse ont été aidés par l’auto
destruction de la Résistance qui passait plus de temps à s’entre déchirer
et à se combattre, qu’à lutter contre les Allemands. On parlera beaucoup de
maquis, de dépôts d’armes, d’actions de sabotage, alors que Bordeaux a
été évacuée sans combats… car les vrais Résistants étaient, pour la
plupart, fusillés ou détenus dans les camps de concentration. Fin 1942, il n’y
a pratiquement plus de résistants communistes, trahis par leurs transfuges.
Aujourd’hui on met tous ces drames sur la tête de Grandclément, (chef de l’OCM),
mais c’est facile, puisqu’il n’est plus là pour se défendre et qu’il a
été exécuté par Aristide, (Roger Landes), dans des conditions plus que suspectes ".
H de B
" La Cour d’Assises a complètement oublié l’ampleur
des déportations politiques et des exécutions de Souges : elle s’est
uniquement focalisée sur les déportations de Juifs, sans se rendre compte que
les arrestations constantes de résistants et les fusillades tétanisaient les
Bordelais, la préfecture et la mairie. Mais revenons sur la déposition de
Pierre Saufrignon. Que pensez vous de l’ambiance dans laquelle s’est
déroulé le procès ? "
Pierre Saufrignon
" Durant mon témoignage réclamé par l’accusation,
j’ai dit ce que j’avais à dire et je ne reviens pas dessus. Par contre,
étant donné la façon dont les événements de l’époque ont été
présentés, je ne vois pas comment on pouvait aboutir à une autre issue que la
condamnation de Maurice Papon. Tout a été fait pour cela ".
H de B
" Et vous, René Terrisse, comment avez vous
analysé la façon dont a été présentée la réalité allemande, au cours du
procès Papon et le réalité de la Résistance ? "
René Terrisse
" D’abord le procès a eu lieu trop
tardivement, ensuite la situation de Bordeaux a été présentée comme si la
guerre n’existait pas et comme si la ville n’était pas en zone occupée.
Plus surprenant encore, il n’a pas été expliqué que les Allemands étaient
installés depuis 1940 et que leurs services, leurs hommes , leurs fichiers,
leurs correspondants, avaient préparé les déportations, bien avant l’arrivée
de Maurice Papon. La planification s’est déroulée en dehors de lui.
Du côté de la Résistance, beaucoup d’arrestations,
beaucoup d’infiltrations et on ne peut pas reprocher, ni à Papon d’avoir
été prudent dans ses approches, ni à ceux qui ont été pris d’avoir parlé
et avoué. Par contre on doit rester intransigeant pour ceux qui ont
volontairement trahi ".
Pierre Saufrignon
" Face aux accusateurs, il était impossible de
rester muet, sinon vous étiez roué de coups et l’on avouait n’importe
quoi. Bonnier et Jean Moulin se sont suicidés parce qu’ils savaient qu’ils
parleraient : sous la torture on ne sait plus ce que l’on dit. Avec
Poinsot et Celérier, j’ai toujours avoué mes propres actions afin de
préserver les autres membres du réseau. Concernant Poinsot, on savait très
bien ce qu’il pensait et ce qu’il faisait. Par contre Celérier, qui m’a
fait signer ma déposition, était du genre : " Vous êtes
aujourd’hui devant moi, mais dans six mois il est possible que ce soit l’inverse ".
Il n’était pas sûr de lui et n’a pas poussé son avantage, voulant
préserver son avenir. Ma mère et ma sœur ont demandé audience à
Poinsot : il les a reçues avec deux revolvers posés sur la table et
braqués sur elles. Elles étaient effrayées et elles étaient venues plaider
ma cause. La réponse de Poinsot a été claire :
" Le petit Saufrignon ne vaut rien et il ira là
où il doit aller ".
H de B
" Les méthodes de Dohse sont assez particulières,
si on les compare à celles de Barbie à Lyon : Dohse n’agit pas
directement comme Barbie, mais par personnes interposées : Poinsot, Dehan,
Vincent, Giret et autres…"
René Terrisse
" Les premiers contacts de Poinsot avec les
Allemands se sont faits par l’intermédiaire de Hagen qui a créé le réseau
de correspondants que reprendra Dohse. Ce réseau a été monté en
collaboration avec la première équipe de la préfecture : celle du
préfet Pierre-Alype et de son chef de cabinet Reige. Reige initie l’équipe
Poinsot et met en place Garat comme
gestionnaire du service du fichier des Juifs. Reige établit
aussi un service de renseignement à l’intérieur même de la
Préfecture ".
H de B
" Le moins que l’on puisse dire, c’est que
Sabatier et Papon arrivent en terrain miné. Leur marge de manœuvre devait
être nulle au départ et il faudra du temps et de la patience aux nouveaux
arrivants, pour redonner à l’organisation administrative de la préfecture
une capacité d’initiative.
Pour en revenir à Poinsot, a-t-il assumé ses
responsabilités durant son procès, après la guerre ? "
Pierre Saufrignon et René Terrisse
" Tout à fait. Il a même rajouté au moment de
son exécution : " Si j’avais su, j’en aurais fait bien
davantage ".
H de B
" Et Dehan , le chef de la SEC, (Service des
questions juives, dépendant de Vichy) ? "
René Terrisse
" C’était un raté : il était tout
heureux quand on venait le supplier. Il se sentait alors tout puissant. Pour
moi, les motivations de Dehan sont la revanche d’un raté, qui était quand
même aussi membre de la Milice et agent de l’Abwehr ".