Hubert de Beaufort         Le Livre Blanc      
                Une étude exhaustive de l'histoire de l'occupation de Bordeaux
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3- Rappel des modalités de l’instruction

Le procès de Maurice Papon aura donc demandé dix-sept ans de procédure! Délai hors normes, mais les anomalies juridiques du procès n’entrent pas dans le cadre prioritaire de nos analyses. On peut seulement espérer que ceux qui se pencheront sur le dossier mettront en lumière les entorses au Droit qui ponctuent presque chaque étape de l’affaire. Par contre on peut déjà garantir le jugement qui sera porté sur le déroulement comme sur le contenu de cette saga judiciaire.

Ainsi, chaque fois que l’instruction risquait d’aboutir à un non-lieu, soit le pouvoir politique, soit les parties civiles sont intervenus pour casser la procédure en cours, la faire rebondir et écarter les magistrats qui refusaient de vouloir traîner Maurice Papon en Cour d’Assises. C’est donc bien sur l’instruction, son contenu, son orientation, ses méthodes que s’est joué l’essentiel, comme l’a fait remarquer l’historien Michel Bergès dans ses interventions.

Mais si le Droit a été bafoué, c’est aussi par le biais d’une reconstitution historique biaisée que Maurice Papon a été désigné comme coupable.

La dernière instruction, initialement en charge du juge Braud, fut ensuite confiée à Annie Léotin, conseiller à la Chambre d’Accusation de la Cour d’Appel de Bordeaux. Elle interrogea Maurice Papon au cours de dix séances, une de forme et neuf de fond, durant l’année 1995 (les 29 et 30 Mars; les 17, 18 et 19 Mai; les 5, 6, 10 et 11 Juillet 1995).

Quel fut le contenu de ces instructions ? Les quatre premières ont étudié les convois de déportation, mais en désordre, sans placer ces opérations dans une perspective historique quelconque et sans respecter un ordre logiquement chronologique qui aurait permis de les mettre en relation avec le déroulement de la guerre.

Pour permettre d’établir l’accusation, cette instruction s’est construite hors du temps et de l’Histoire, sans référence au contexte de l’époque, comme si la Préfecture s’était érigée en administration autonome, ayant droit de vie et de mort sur ses administrés !

Durant ces longs interrogatoires, le mot guerre ne figure pas une fois, le mot Gestapo non plus, il n’y a jamais eu de débarquement, l’invasion de la zone libre en novembre 1942 n’est pas mentionnée, le gouvernement d’Alger n’existe pas, de Gaulle n’est pas cité.

La déportation de 1600 Juifs constitue une tragédie, mais elle est indissociable des autres drames vécus par Bordeaux : elle ne peut faire oublier les 1300 déportés politiques et surtout les 256 otages et résistants fusillés, ce qui faisait peser une chape de terreur sur la population bordelaise et sur la préfecture. Ces faits ont disparu, ils sont gommés. Au cours de l’interrogatoire du 19 Mai, on trouve une phrase significative du juge Léotin concernant les 50 otages fusillés en Octobre 1941 : ces cinquante otages fusillés ne constituent pas un drame, mais un événement dont on ignore la date exacte !

À force de vouloir n’utiliser que des pièces secondaires et ignorer le régime d’occupation allemande en zone nord, Madame Léotin s’est engagée dans une dérive qui stupéfiera les historiens : elle veut prouver que la Préfecture connaissait le sort promis aux Juifs déportés, qu’elle a facilité les convois ou ne s’y est pas opposée. Pour étayer la démonstration, le cérémonial tragique et la publicité entourant les exécutions permanentes faites au camp de Souges, sont passés sous silence par l’accusation.

Il ne s’agit pas là d’opposer, dans une polémique qui serait odieuse, des victimes à d’autres victimes, mais de comprendre l’enchaînement des faits. Ainsi, le 21 Septembre 1942, Oberg fait donner l’ordre au KDS de Bordeaux de fusiller 70 otages. Existe-t-il un lien entre la sanction qui frappe Bordeaux et le train de déportation de Juifs, annulé en Juillet, à la grande fureur d’Eichmann ? Ou existe-t-il un lien avec l’ordre allemand qui impose le transfert de 71 juifs de Mérignac vers Drancy. L’instruction ignore le drame vécu par la Préfecture, qui tente par tous les moyens d’éviter l’exécution imminente de 70 personnes, le juge ne s’y intéresse pas.

L’accusation soupçonne même Maurice Papon d’avoir reçu, lors de son passage à Paris et durant cette terrible semaine, un appel téléphonique du directeur de cabinet du préfet, (Jean Chapel). Ce dernier aurait passé sous silence le drame immédiat vécu par la population de Bordeaux, par le préfet Sabatier, par Luther le chef du KDS, par le général Knoerzer chef de la Feldkommandantur.

Pourtant, l’instruction aurait pu s’interroger sur le climat de peur, de violence et de contrainte immédiate qui semble même avoir frappé certains responsables allemands à cette époque. En analysant les dépositions respectives de Dohse, (chef de la Gestapo), de Luther (chef du KdS), et les instructions allemandes de Paris, on comprend qui commandait vraiment à Bordeaux.

Nulle part ne figure dans les dossiers de l’instruction, l’organigramme du RSHA de Berlin, celui des polices allemandes à Paris (BdS), celui du KdS de Bordeaux avec ses effectifs, ses services et ses missions... alors que l’organisation, les fonctions et la structure de la préfecture sont en principe minutieusement disséquées, sinon étudiées. Nous disons bien en principe, puisque le service du " chiffre " reste inconnu de l’instruction ! On touche du doigt un des problèmes majeurs de ce procès : la limite temporelle de l’imprescriptibilité. Plus d’un demi-siècle après les faits, la plupart des acteurs de cette époque sont décédés depuis

longtemps : Dehan, (chef de la SEC), et Poinsot, (chef de la SAP), collaborateurs appointés par la Gestapo, ont été fusillés après la Libération; Oberg, Luther, Dohse, les responsables allemands sont morts. Les grands Résistants qui connaissaient la réalité de Bordeaux : Soustelle, Bourgès-Maunoury, Cusin, etc… ont disparu eux aussi.

Une certitude, ni le général de Gaulle, (nous avons l’avis de son fils), ni François Mitterrand, (nous avons sa déclaration de 1988), n’auraient admis ce procès. Mais faute de vrais témoins et de vrais responsables, l’instruction a pu monter une accusation artificielle. Dans la tradition inquisitoriale de la justice française, l’instruction doit être faite à charge et à décharge, c’est-à-dire que le responsable de l’instruction est un juge qui doit observer avec honnêteté, impartialité et objectivité la vérité et ne se mettre au service d’aucune des parties.

Comme dans toute institution, le relâchement des formes extérieures, (neutralité et distance des magistrats), n’est-elle pas le signe clinique d’une profonde dégradation de fond ?

En l’occurrence, cette incroyable attitude du magistrat instructeur doit être rapprochée de sa mise en cause par le résistant Monsieur Travers qui a protesté contre l’insistance de Madame Léotin pour lui faire modifier son témoignage dans un sens défavorable à Maurice Papon... En vain.

La solidarité entre certains membres de la magistrature l’emporte sur le Droit.

© Hubert de Beaufort, Paris 2001