Le procès de Maurice Papon aura donc demandé dix-sept ans
de procédure! Délai hors normes, mais les anomalies juridiques du procès n’entrent
pas dans le cadre prioritaire de nos analyses. On peut seulement espérer que
ceux qui se pencheront sur le dossier mettront en lumière les entorses au Droit
qui ponctuent presque chaque étape de l’affaire. Par contre on peut déjà
garantir le jugement qui sera porté sur le déroulement comme sur le contenu de
cette saga judiciaire.
Ainsi, chaque fois que l’instruction risquait d’aboutir
à un non-lieu, soit le pouvoir politique, soit les parties civiles sont
intervenus pour casser la procédure en cours, la faire rebondir et écarter les
magistrats qui refusaient de vouloir traîner Maurice Papon en Cour d’Assises.
C’est donc bien sur l’instruction, son contenu, son orientation, ses
méthodes que s’est joué l’essentiel, comme l’a fait remarquer l’historien
Michel Bergès dans ses interventions.
Mais si le Droit a été bafoué, c’est aussi par le biais
d’une reconstitution historique biaisée que Maurice Papon a été désigné
comme coupable.
La dernière instruction, initialement en charge du juge
Braud, fut ensuite confiée à Annie Léotin, conseiller à la Chambre d’Accusation
de la Cour d’Appel de Bordeaux. Elle interrogea Maurice Papon au cours de dix
séances, une de forme et neuf de fond, durant l’année 1995
Quel fut le contenu de ces instructions ? Les quatre
premières ont étudié les convois de déportation, mais en désordre, sans
placer ces opérations dans une perspective historique quelconque et sans
respecter un ordre logiquement chronologique qui aurait permis de les mettre en
relation avec le déroulement de la guerre.
Pour permettre d’établir l’accusation, cette instruction
s’est construite hors du temps et de l’Histoire, sans référence au
contexte de l’époque, comme si la Préfecture s’était érigée en
administration autonome, ayant droit de vie et de mort sur ses administrés !
Durant ces longs interrogatoires, le mot guerre ne figure pas
une fois, le mot Gestapo non plus, il n’y a jamais eu de débarquement, l’invasion
de la zone libre en novembre 1942 n’est pas mentionnée, le gouvernement d’Alger
n’existe pas, de Gaulle n’est pas cité.
La déportation de 1600 Juifs constitue une tragédie, mais
elle est indissociable des autres drames vécus par Bordeaux : elle ne peut
faire oublier les 1300 déportés politiques et surtout les 256 otages et
résistants fusillés, ce qui faisait peser une chape de terreur sur la
population bordelaise et sur la préfecture. Ces faits ont disparu, ils sont
gommés. Au cours de l’interrogatoire du 19 Mai, on trouve une phrase
significative du juge Léotin concernant les 50 otages fusillés en Octobre 1941
: ces cinquante otages fusillés ne constituent pas un drame, mais un
événement dont on ignore la date exacte !
À force de vouloir n’utiliser que des pièces secondaires
et ignorer le régime d’occupation allemande en zone nord, Madame Léotin s’est
engagée dans une dérive qui stupéfiera les historiens : elle veut prouver que
la Préfecture connaissait le sort promis aux Juifs déportés, qu’elle a
facilité les convois ou ne s’y est pas opposée. Pour étayer la
démonstration, le cérémonial tragique et la publicité entourant les
exécutions permanentes faites au camp de Souges, sont passés sous silence par
l’accusation.
Il ne s’agit pas là d’opposer, dans une polémique qui
serait odieuse, des victimes à d’autres victimes, mais de comprendre l’enchaînement
des faits. Ainsi, le 21 Septembre 1942, Oberg fait donner l’ordre au KDS de
Bordeaux de fusiller 70 otages. Existe-t-il un lien entre la sanction qui frappe
Bordeaux et le train de déportation de Juifs, annulé en Juillet, à la grande
fureur d’Eichmann ? Ou existe-t-il un lien avec l’ordre allemand qui impose
le transfert de 71 juifs de Mérignac vers Drancy. L’instruction ignore le
drame vécu par la Préfecture, qui tente par tous les moyens d’éviter l’exécution
imminente de 70 personnes, le juge ne s’y intéresse pas.
L’accusation soupçonne même Maurice Papon d’avoir
reçu, lors de son passage à Paris et durant cette terrible semaine, un appel
téléphonique du directeur de cabinet du préfet, (Jean Chapel). Ce dernier
aurait passé sous silence le drame immédiat vécu par la population de
Bordeaux, par le préfet Sabatier, par Luther le chef du KDS, par le général
Knoerzer chef de la Feldkommandantur.
Pourtant, l’instruction aurait pu s’interroger sur le
climat de peur, de violence et de contrainte immédiate qui semble même avoir
frappé certains responsables allemands à cette époque. En analysant les
dépositions respectives de Dohse, (chef de la Gestapo), de Luther (chef du KdS),
et les instructions allemandes de Paris, on comprend qui commandait vraiment à
Bordeaux.
Nulle part ne figure dans les dossiers de l’instruction, l’organigramme
du RSHA de Berlin, celui des polices allemandes à Paris (BdS), celui du KdS de
Bordeaux avec ses effectifs, ses services et ses missions... alors que l’organisation,
les fonctions et la structure de la préfecture sont en principe minutieusement
disséquées, sinon étudiées. Nous disons bien en principe, puisque le service
du " chiffre " reste inconnu de l’instruction ! On
touche du doigt un des problèmes majeurs de ce procès : la limite temporelle
de l’imprescriptibilité. Plus d’un demi-siècle après les faits, la
plupart des acteurs de cette époque sont décédés depuis
longtemps : Dehan, (chef de la SEC), et Poinsot, (chef de la
SAP), collaborateurs appointés par la Gestapo, ont été fusillés après la
Libération; Oberg, Luther, Dohse, les responsables allemands sont morts. Les
grands Résistants qui connaissaient la réalité de Bordeaux : Soustelle,
Bourgès-Maunoury, Cusin, etc… ont disparu eux aussi.
Une certitude, ni le général de Gaulle, (nous avons l’avis
de son fils), ni François Mitterrand, (nous avons sa déclaration de 1988), n’auraient
admis ce procès. Mais faute de vrais témoins et de vrais responsables, l’instruction
a pu monter une accusation artificielle. Dans la tradition inquisitoriale de la
justice française, l’instruction doit être faite à charge et à décharge,
c’est-à-dire que le responsable de l’instruction est un juge qui doit
observer avec honnêteté, impartialité et objectivité la vérité et ne se
mettre au service d’aucune des parties.