" Monsieur Larrose, parlez nous d’abord de votre
séjour à Göttingen comme Assistant de Français en 1932 et 1933. Séjour
durant lequel vous avez fait connaissance d’Helmut Knochen (qui fut le chef
des polices allemandes en France entre 1942 et 1944) ".
J. PH Larrose
" J’avais terminé mes études supérieures et
je préparais l’agrégation d’allemand. je suis alors nommé Assistant à la
célèbre université de Göttingen où enseignaient cinq prix Nobel en
exercice. Je suis donc chargé des cours de Français et j’enseigne à une
quarantaine d’étudiants. Parmi eux se trouve un élève très attentif :
Helmut Knochen qui étudie l’anglais comme première langue et le français
comme seconde langue ".
H de B
" Un événement que l’on peut déjà estimer
dramatique et prémonitoire va vous rapprocher de Knochen ".
J. PH Larrose
" En effet, Hitler est arrivé au pouvoir en
1933 et la persécution des juifs commence par l’autodafé des ouvrages juifs,
socialistes et communistes. Des milliers de livres sont brûlés sur la grande
place de la ville. Je contemple horrifié ce désastre et vers le soir j’aperçois
Knochen qui était de garde devant le brasier. Je m’approche et lui demande l’autorisation
de sauver un ouvrage. Il acquiesce et cherche avec moi sous les cendres :
je prends un livre seulement un peu roussi que j’emporte avec moi. Notre
amitié date de cet événement. J’ai longtemps conservé cet ouvrage avant de
la confier au musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon ".
Quelques jours plus tard, je suis prévenu que la police
allemande va venir m’arrêter et je rentre précipitamment en France. C’est
grâce à l’ambassadeur François-Poncet et par l’intermédiaire de la
valise diplomatique que je récupérerais mes affaires ".
H de B
" Vous êtes de nouveau en France et vous coupez
toutes vos relations avec l’Allemagne. Après votre agrégation, vous êtes
nommé à l’Université de Bordeaux comme professeur d’allemand, et la
guerre arrive. C’est ensuite la défaite, l’armistice, l’occupation et les
drames commencent ".
J. PH Larrose
" Quatre ans d’horreur pour les Bordelais.
Pour moi le drame commence lorsque cinq étudiants de l’université sont
condamnés à mort pour avoir tracé des graffitis anti-allemands sur nos murs.
Je vais en avertir le maire, Monsieur Marquet, pour qu’il tente une démarche
auprès de la Kommandantur. Il me reçoit, je lui expose les faits et par hasard
je vois un journal ouvert sur son bureau ; sur ce journal une photo des
dignitaires allemands en France. Parmi eux je reconnais mon ancien étudiant
Knochen, qui est devenu chef des polices allemandes en France.
Marquet n’hésite pas une seconde : " nous
partons demain à Paris voir Knochen ".
Le lendemain sa voiture nous conduit avenue Foch au siège de
l’Etat major du BdS.
Accueil chaleureux de Knochen qui reprend le style des
rapports que nous avions à Göttingen. Il me demande ensuite ce qui m’amène
à Paris avec le maire de Bordeaux. Je lui explique que cinq de mes étudiants
ont commis une bêtise et qu’ils vont être fusillés. Knochen demande alors
à son Etat-major de se renseigner et un moment plus tard m’annonce que mes
élèves ne seront pas exécutés.
Ils seront emprisonnés en Allemagne : deux d’entre
eux décèderont et les trois autres reviendront après la guerre à
Bordeaux ".
H de B
" Knochen a donc montré une certaine indulgence,
vous reprenez contact avec lui et quelques jours plus tard vous êtes invité à
déjeuner ".
J. PH Larrose
" Il m’emmène dans une auberge, (je crois que
c’était le Coq hardi à Bougival), et je fais connaissance du général Oberg :
la conversation se passe en allemand et nous n’abordons pas les problèmes
politiques. Nous parlons philosophie et littérature ".
H de B
" Quels étaient les rapports de Knochen et d’Oberg ? "
J. PH Larrose
" Ils m’ont semblé détendus et
confiants ".
H de B
" Knochen fait alors savoir à ses services et au
KdS de Bordeaux que vous êtes un ami d’université et qu’il ne faut pas
vous inquiéter ".
J. PH Larrose
" Tout le monde savait que j’étais protégé
par Knochen, ce qui m’a permis d’intervenir souvent en faveur de mes
compatriotes. Ce fut aussi le cas en Août 194,4 au moment de la Libération
pour éviter la destruction du port de la ville ".
H de B
" Marquet vous demandera à plusieurs reprises d’intervenir
auprès de Knochen ".
J. PH Larrose
" C’est exact, je l’ai même accompagné
pour l’affaire Herriot. Marquet demandait qu’il ne soit pas déporté en
Allemagne et Knochen a fini par accepter ".
H de B
" Quels étaient les rapports entre Marquet et
Laval ? "
J. PH Larrose
" Apparemment en désaccord. Certes ils se
tutoyaient, ils n’avaient qu’un an d’écart et avaient été ministres
dans le même gouvernement, mais j’ai assisté à une conversation au cours de
laquelle Marquet reprochait à Laval d’être trop conciliant avec les
Allemands ".
H de B
" Quel était la personnalité de
Marquet ? "
J. PH Larrose
" C’était un homme qui avait de la prestance
et de l’autorité, il s’exprimait avec aisance et fut longtemps respecté
par les Allemands, du moins au début de l’Occupation. Il eut donc une
certaine influence, mais plus la guerre avançait, plus l’occupant se
durcissait et l’influence de Marquet s’est délitée ".
H de B
" Ses rapports avec la
préfecture ? "
J. PH Larrose
" Les rapports étaient convenables sinon
chaleureux. Fonctionnellement il semble qu’il n’y ait pas eu de
blocages ".
H de B
" Venons en maintenant aux rapports avec les
Allemands. Avec la Kommandantur les rapports semblaient corrects, mais le vrai
pouvoir se situe ailleurs : au KdS du Bouscat, à la Gestapo et enfin
auprès de son chef Friedrich Dohse. C’est Dohse le vrai maître de
Bordeaux : il achète, il déporte, il fusille ".
J. PH Larrose
" C’est vrai. Dohse était très intelligent,
de la prestance, aimable, parlant parfaitement le français, mais une
détermination germanique redoutable… avec toujours un poignard dans le
dos ".
H de B
" Moi ce qui me frappe, c’est le portrait qu’en
trace Pierre Saufrignon, le policier résistant, déporté à Neuengamme, avec
qui j’ai eu plusieurs entretiens. Le 10 Mai 1944, le chef de la Gestapo, (Dohse),
est sur le quai de la gare pour contrôler le départ du convoi de déportés
politiques vers Neuengamme :
" En grand uniforme SS, une paire de gants gris à
la main, il, (Dohse), contrôle le départ de 600 prisonniers politiques qui
sont encadrés par ses collaborateurs français, dont le dénommé Lespine…
qui a fait rentrer Saufrignon dans la Résistance ".
" On se doit aussi de rappeler le caractère
impitoyable de ce Dohse qui a préparé les 70 exécutions de Septembre 1942
avec Boemelburg et qui a probablement organisé les 48 fusillades de 1944 ".
J. PH Larrose
" Je me souviens de cet épisode sinistre. Je vois
encore le médecin chef de la Kommandantur qui pleurait dans son bureau. Je lui
demande :
" Pourquoi pleurez-vous ? "
Il me répond : " On vient de fusiller 50
otages, C’est affreux, c’est épouvantable ".
Par contre, j’ai pu sauver le concierge de l’Université
de Médecine qui allait, lui aussi, être fusillé, car il avait été trouvé
en possession d’un fusil de chasse. Il a malheureusement été déporté mais
il est revenu après la guerre. Cette découverte de son fusil m’ayant
troublé, je demande à l’officier, comment il avait appris la cachette.
" Je ne peux pas vous le dire ". J’insiste en lui assurant
que cela restera entre nous. " Par sa femme ". Alors rendez
moi un service d’ordre moral : incarcérez la quelques jours sous un
prétexte quelconque.
Cela fut fait. Pour un obscur motif de marché noir, elle
passa quelques jours au fort de Hâ. J’ignore comment se sont passées leurs
retrouvailles du ménage en 1945 ".
H de B
" Venons en maintenant à l’un des drames de
Bordeaux : les déportations juives. Que saviez vous ? Que pouviez
vous ? "
J. PH Larrose
" Nous ne comprenions pas, nous ne savions pas ce
que signifiaient ces déportations, nous ignorions tout de la Shoah, mais je
peux témoigner que chacun a fait ce qu’il a pu dans son domaine. Marquet et
la mairie ont fait hospitaliser certains juifs, l’Intendant de police Duchon
tentait de les prévenir, Sabatier et Papon sabotaient les processus
administratifs ".
H de B
" Les déportations des Juifs dépendaient de la
Gestapo de Paris comme le démontre, si besoin en était, l’annuaire
téléphonique de la section IV où l’on trouve réunis Boemelburg et Brunner.
Bien entendu, ni l’instruction, ni l’accusation n’ont cherché à obtenir
ce document qui provient des archives du colonel Paillole. Dohse, à Bordeaux
assume les mêmes fonctions que Barbie à Lyon, avec comme seule différence que
Dohse faisait intervenir ses collaborateurs français, (comme Poinsot contre le
Résistance et Dehan contre les Juifs), alors que Barbie
" travaillait " souvent sans intermédiaire.
Mais il nous faut encore une fois souligner pour nos lecteurs
que, pour la direction allemande de Paris, le modèle à suivre par les antennes
régionales du KdS, ce n’est pas Barbie mais Dohse, qui sera d’ailleurs
appelé à faire une conférence à tous les chefs de KdS de France pour qu’ils
adoptent les méthodes de Bordeaux et non celles de Lyon ".
H de B
" Je dois aussi rappeler que le prédécesseur de
Dohse à Bordeaux jusqu’en mai 1942 était Hagen, ancien collaborateur d’Eichmann,
spécialiste des questions juives. Hagen se heurte d’abord à Dohse, mais une
collaboration entre eux finira par s’instaurer et cela pour deux
raisons : Dohse est protégé par Boemelburg et les qualités
professionnelles de Dohse finiront par être reconnues par Hagen.
Hagen quitte Bordeaux car il reçoit un avancement
spectaculaire. Il est nommé chef d’Etat Major du nouveau général commandant
les polices et les SS en France : Karl Oberg.
Ce Hagen, farouchement anti-français et anti-juif, vous le
rencontrerez deux fois ? "
J. PH Larrose
" Je le rencontre une première fois chez
Knochen au cours d’un dîner. La conversation s’envenime entre Hagen et moi
et il finit par me dire : " si les Français ne collaborent pas,
nous les coloniserons ". Une répartie m’échappe : "Monsieur
Hagen, ce ne sera pas coloniser mais " poloniser " qu’il
faudra dire ".
Knochen arrête alors le débat en nous demandant de ne pas
nous disputer ".
H de B
Vous rencontrez Hagen une deuxième fois en 1945.
J. PH Larrose
" A cette époque j’étais en relation
avec les Services Spéciaux en Allemagne, à Baden-Baden. Un jour que je sortais
du Chef de Service, qui vois-je dans la salle d’attente : Hagen !
Il se lève et viens vers moi la main tendue… et je la
refuse avec un " nein " sans réplique.
Le responsable français m’expliquera plus tard qu’Hagen
travaille désormais pour les services spéciaux français. Je pense que c’est
la raison pour laquelle il n’a jamais été poursuivi en France ".
H de B
" Fin 1943, la guerre se durcit, l’occupation
aussi. Vers cette date, Knochen vous informe qu’il ne pourra plus donner suite
à vos demandes d’intervention. A Vichy, Bousquet est d’ailleurs remplacé
par Darnand, SS d’honneur, qui prend directement en main la police et fait
agir ses miliciens. A Bordeaux, vers la même époque, le chef du KdS, Luther, a
demandé sa mutation dans une unité combattante, qu’il rejoindra avec le
grade de sous-lieutenant (alors qu’il était capitaine à Bordeaux). Il est
remplacé par le commandant Machule, personnage haut en couleur, mais
relativement débonnaire. Le vrai chef reste Dohse.
Parlez nous de cette curieuse rencontre avec Machule après
la guerre. "
J. PH Larrose
" J’étais allé voir la femme de Knochen,
pour lui donner des nouvelles de son mari en instance de jugement à Paris. Elle
me dit un jour :
" Vous avez connu Machule à Bordeaux, il habite
maintenant à côté de chez moi et voudrait vous rencontrer ".
Je vois donc Machule qui se cachait sous un nom d’emprunt.
Je parle avec lui et, comme à ma connaissance, il n’avait jamais fait preuve
de brutalité à l’égard de mes compatriotes, je promets de ne pas le
dénoncer ".
H de B
" Vous avez connu Luther, chef du KdS de Bordeaux
et patron nominal da Dohse ".
J. PH Larrose
" Bien sûr. Il avait été nommé à ce poste
par ce qu’il était magistrat de formation, mais il n’était pas à sa place
et semblait toujours dépassé par les événements. Dohse, théoriquement son
subordonné, ne prenait pas Luther au sérieux et lui passait par dessus la
tête.
Je pense que le redoutable Dohse avait des ambitions
politiques ".
H de B
" Politiques et financières car il menait grand
train : il ne s’en cache pas et dans son interview avec Bergès en 1985,
il parle avec nostalgie du champagne pris chaque matin, de ses maîtresses et de
sa villa du Pyla ou du Mouleau, sur le bassin d’Arcachon ".
" Pour en finir avec Machule, n’oublions pas qu’au
moment de la retraite, l’équipe du KdS de Bordeaux finira par arrêter
Maschule qui veut se rendre aux Américains et demandera à Dohse de prendre la
direction du convoi qui ramène les hommes du KdS en Allemagne.
Après la guerre, Knochen est arrêté, son procès est
instruit en France, il est condamné à mort, gracié par le président Coty, et
libéré par le général de Gaulle en 1962, sur intervention du chancelier
Adenauer et du Vatican.
Pendant ces années de détention, vous lui conserverez votre
amitié et vous l’aiderez un peu matériellement ".
J. PH Larrose
" J’avais d’abord fait une visite au
président du Tribunal Militaire pour lui demander un laisser passer. Je pensais
avoir des difficultés, mais bien au contraire le colonel responsable des
instances judiciaires m’a félicité de ma demande et m’a délivré un
sauf-conduit permanent.
S’est ensuite posée la question de la grâce. Le
président Coty m’a demandé de m’exprimer, de témoigner puis le Nonce
apostolique, (le futur pape Jean XXIII), m’a convoqué à Rome pour étudier
le dossier.
Cela demanda plusieurs années, mais finalement suite à la
longue enquête du Vatican et suite aux interventions conjuguées des uns et des
autres, Knochen gracié pourra regagner l’Allemagne.... mais après seize
années de détention ".
H de B
" Il est impossible de parler de Knochen sans
évoquer l’étrange personnalité de Karl Boemelburg, chef de la Gestapo,
devant lequel Jean Moulin agonisera à Neuilly, lorsqu’il est ramené de Lyon
par Barbie. Ce Boemelburg, vénéré par Dohse qui viendra à Paris chaque
semaine lui rendre compte de ses activités ".
" Que pouvez vous en dire ? "
J. PH Larrose
" En réfléchissant à tout ce que j’ai
pu entendre et comprendre au cours de mes rencontres avec Knochen, Boemelburg
était un personnage considérable, un nazi tout puissant descendu de l’Olympe
de Berlin. Etait il plus puissant que Knochen ? Pas selon le grade, mais
Knochen en parlait avec beaucoup de prudence : par certains côtés il le
craignait, j’en ai la certitude ".
© Hubert de Beaufort, Paris 2001