Hubert de Beaufort         Le Livre Blanc      
                Une étude exhaustive de l'histoire de l'occupation de Bordeaux
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© Hubert de Beaufort, Paris 2001

5- Le Grand Rabbin Joseph Cohen

Joseph Cohen, né le 10 janvier 1876 à Tunis, est père de quatre enfants : il a 64 ans en 1940. Il est de la même génération que Jacques Helbronner, le président du Consistoire et est un condisciple d’Isaïe Schwartz, le Grand Rabbin de France sous l’occupation. Pour Cohen, la défaite est vécue avec les réflexes d’un ancien combattant de la guerre 1914-1918, comme chez le préfet Sabatier et le cardinal Feltin. Tous trois professent une confiance quasi absolue en la personne du maréchal Pétain. La notion de Résistance n’effleure pas Joseph Cohen jusqu’en novembre 1942 : il estime que la seule aide sur laquelle il puisse compter, c’est l’administration française avec la Mairie et la Préfecture. Jacques Ellul en porte témoignage en ces termes :

" Je me suis rendu à son domicile en 1942, je crois, afin de lui proposer notre aide . Il s’agissait de donner aux Israélites qui en avaient besoin, de fausses cartes d’identité, voire de leur faire bénéficier de filières d’évasion ou de lieux de refuge. Le Grand Rabbin se montra surpris de ma démarche, comme réticent, pensant peut-être à une quelconque provocation…. Jamais il ne nous demanda une aide quelconque".

Les témoignages de cet état d’esprit sont multiples, à commencer par les propres déclarations du Grand Rabbin en faveur de Marquet le maire de Bordeaux en 1947. Cinquante ans plus tard, en 1998, Joseph Cohen, mort depuis longtemps, ne pouvait évidemment plus déposer en faveur de la Préfecture. Heureusement, nous disposons de deux catégories de documents qui expliquent fort bien les relations de confiance établies entre le rabbinat et les administrations de Bordeaux. Les premières datent de l’occupation et les autres reprennent les déclarations d’après guerre du Grand Rabbin.

Un exemple significatif définit bien la dialectique des fonctionnaires de Bordeaux. Il a trait au cas d’Albert Herrera responsable de l’Association culturelle de l’UGIF. Nous en avons déjà parlé dans l’interview de Michel Bergès citée dans la " contre enquête ", mais sans mettre l’affaire en perspective. Revoyons la.

- 12 Août 1942 : arrestation par les Allemands d’Albert Herrera (membre de l’UGIF).

- Automne 1942 : intervention de Joseph Cohen auprès de la Préfecture.

- Décembre 1942 : double intervention du service des questions juives (Papon), qui d’une part écrit au KdS et d’autre part envoie Garat en négociation.

Examinons les termes de la lettre de Maurice Papon au KdS (1) :

 "Affaire :Herrera, David Albert, 14, rue Brun, Bordeaux, interné au Fort du Hâ.

Objet: Entretien de mon représentant avec le lieutenant Doberschutz.

 En accusant réception du bref entretien qu’a eu mon représentant avec le lieutenant Doberschutz relatif à l’incarcération du juif mentionné dans la rubrique ci-dessus, j’ai l’honneur de vous rappeler rapidement cette affaire:

L’intéressé, qui est emprisonné par vos services depuis plus de deux mois, est placé dans le Secteur allemand du Fort du Hâ, et possède la carte de légitimation n°706 de l’Union des Israélites de France, organisme autonome et public, qui a été créé par la loi du 29 novembre.

 Cette carte :

1)protège son détenteur et les membres de famille de toute mesure d’internement,

2) elle est délivrée avec l’approbation des Autorités d’Occupation, qui détiennent une copie conforme à Paris, 31 bis, avenue Foch.

 Je vous serais reconnaissant d’avoir l’obligeance de me faire savoir si vous accepteriez de bien vouloir examiner la prochaine libération de l’intéressé. 

  1. Archives départementales de la Gironde

 Bordeaux a la chance, (toute relative), d’avoir comme chef du KdS un ancien magistrat, Luther, toujours dépassé par les évènements, mais qui n’est pas sanguinaire et se révèle désireux de respecter les formes. A Vichy ou à Lyon la lettre de Maurice Papon, non seulement n’aurait pas été prise en considération, mais elle aurait entraîné l’arrestation de Cohen et peut être celle de Garat et du secrétaire général lui-même. Imaginons Brunner à Bordeaux, ou même Hagen, qui séjourna un an en Gironde !

Englué dans le cérémonial administratif de Maurice Papon, Luther cèdera.

- 16 Janvier 1943 : conclusion de l’affaire. Herrera est libéré du fort du Hâ !

 Aussi surprenantes, sont les lettres adressées les 22 Juin et 7 juillet 1943 au préfet Sabatier par Joseph Cohen, si nous les mettons elle aussi en perspective. Voici ce que demandait la première, (la seconde, de même nature est présentée ci-après) :

 "Monsieur le Préfet régional,

 J’ai l’honneur de m’adresser à votre haute sollicitude et de vous demander l’autorisation de prendre quelques jours de repos à Garris (B.-P.) chez M. et Mme Harguindeguey, menuisier. Par la même occasion, Monsieur le Doyen de la Faculté de Médecine, le professeur P. Mauriac, me conseille de faire, si c’est possible, une cure à Dax pour mes rhumatismes.

Dans l’attente d’une réponse favorable, veuillez agréer, Monsieur le Préfet régional, l’expression de ma vive gratitude et de mon respectueux dévouement.

                                                                 Joseph Cohen

 

Nous sommes maintenant en Juin 1943, date à laquelle les répressions s’amplifient, car les Allemands peuvent désormais s’appuyer sur la Milice et sur Aloïs Brunner, SS impitoyable, qui prend Drancy sous sa coupe. Mais constatons qu’à cette époque, le Grand Rabbin Cohen ne vit pas dans le cauchemar d’un génocide annoncé : il désire faire une cure à Dax pour soigner ses rhumatismes… s’en ouvre à la préfecture qui transmet la demande aux Allemands… et le capitaine Nährich, (chef de la section IV J), accorde l’autorisation !

Les responsables juifs de la Gironde ne vivent pas sur la même planète qu’à Vichy.

- Depuis le mois de Mai 1943, le Consistoire sait comment se terminent les déportations : dans les chambres à gaz. Mais respectant la décision de la majorité, le Consistoire a gardé l’information secrète. Manifestement, si Joseph Cohen connaissait la vérité sur l’issue des déportations… il ne partirait pas en cure en Juillet 1943 !

-En juin de la même année, le directeur général de l’UGIF, Raoul Lambert, sera arrêté et déporté à Auschwitz parce qu’il a été vu par le SS Röthke, sortant du bureau de Laval. A Bordeaux, et à la même époque le Grand Rabbin Cohen va faire uns cure sur avis favorable de la Préfecture et avec l’accord des Allemands !

 Toute ironie serait déplacée maintenant que l’on connaît la sinistre réalité de la " solution finale ". Subsiste malgré tout une certitude : Joseph Cohen conserve toute confiance en la préfecture qui tente de servir d’amortisseur aux exigences allemandes. Malheureusement, dés l’été 1943, la politique allemande se durcit, les juifs français ne sont plus protégés, car les SS ne tiennent aucun compte des accords passés.

On a reproché à Maurice Papon de ne pas avoir démissionné : reproche facile, déjà en contradiction avec les instructions de Londres. La tentation poussait tout responsable non collaborateur, quel que soit son niveau, à rentrer dans la clandestinité à partir de Novembre 1942, mais encore fallait-il trouver une filière et préparer son départ pour éviter les représailles allemandes. Le Grand Rabbin de France, lui-aussi, a quitté son poste, mais après avoir organisé sa succession, ce qui ne fut pas le cas de Joseph Cohen à Bordeaux. Ce dernier ne prévint personne de son départ, ce qui sema le désarroi dans la communauté juive, et, beaucoup plus grave, déclencha la fureur des SS qui lancèrent une vague d’arrestations à l’aveugle, dans des conditions dramatiques (voir l’interview de Michel Bergès).

Rappelons que les SS informèrent alors Germaine Ferrera que l’UGIF devait cesser ses activités et que celle-ci s’est suicidée de désespoir.

Doit-on critiquer le Grand Rabbin Cohen d’avoir sauvegardé sa famille, alors que la communauté juive non prévenue allait en pâtir ? Comme le dit Michel Bergès :

" Que faire dans des situations dont toutes les issues sont dramatiques ? " .

Par contre, si l’on absout Joseph Cohen, pourquoi condamner Maurice Papon qui a tenté, lui aussi, avec ses moyens réduits de limiter les déportations ?

Après l’évacuation de Bordeaux par les Allemands le 28 Août 1944, Joseph Cohen, qui vit caché depuis Décembre 1943, rentre dans sa ville. Va t-il se répandre en accusations vengeresses envers les diverses administrations de la Gironde ? En aucune façon. Bien au contraire il reconnaîtra que la mairie comme la préfecture l’ont mis en garde et aidé autant qu’elles le pouvaient. Il témoignera en faveur d’Adrien Marquet en 1947, (voir le procès de Marquet), et remerciera Maurice Sabatier en 1948… en rappelant leurs luttes communes,

et en écrivant cette célèbre lettre au préfet Sabatier, où il se réfère à leur collaboration… comme celle d’anciens combattants :

" Je n’ai pas oublié les temps maudits où vous avez failli être exécuté pour avoir présidé une assemblée générale à laquelle j’assistais avec mon étoile jaune de sinistre mémoire… " .

Joseph Cohen, lui non plus ne connaissait pas la solution finale, même s’il est souvent saisi d’une inquiétude lancinante sur la finalité des déportations. Il ne tente pas à tout prix de sauver les enfants en Août 1942 et laisse faire en partie. Il s’aperçoit très vite que Maurice Papon utilise avec brio la maigre panoplie administrative dont il dispose : Alice Slitinsky est libérée en Octobre 1942 et Albert Herrera en Janvier 1943. Par un coup de bluff, le secrétaire général de la préfecture profite du bombardement anglais du 17 Mai 1943 pour faire accepter par les Allemands du KdS, le départ de 19 enfants juifs hors de Bordeaux, avec Edith Cérézuelle.

Parallèlement, Joseph Cohen, de connivence avec Maurice Papon, transforme l’état civil de nombreux Juifs qui deviennent non Juifs. La confiance du Grand Rabbin va si loin qu’il demandera à la Préfecture l’autorisation de prendre les eaux à Dax, le 22 Juin 1943.

Reconnaissons que le Grand Rabbin vit souvent sur un nuage d’illusions, qu’il ne suit pas les conseils de départ du maire et qu’il disparaît le 16 Décembre 1943, sans prévenir la communauté, ce qui entraînera de terribles représailles. L’homme apparaît comme un mélange de charité, de stoïcisme et d’inconscience. Il le reconnaîtra, et jamais n’aura l’idée de rendre la Préfecture responsable des déportations de ses coreligionnaires.

Edmond Cardoze juge ainsi le comportement de Joseph Cohen :

" Joseph Cohen était un idéaliste. Il croyait en Dieu, mais aussi en la bonté de ses semblables. Beaucoup de ses coreligionnaires sont partis en l’engageant à le suivre . Quand j’ai quitté Bordeaux en 1943, je l’ai salué et je l’ai invité à me suivre. Il répondait toujours : nous sommes sous la protection de Dieu. Il pourvoira à notre sécurité.

Sa foi lui a été préjudiciable. Il a cru un peu trop longtemps.

Je considère qu’il est responsable de la disparition de nombreux israélites.

Il savait depuis 1942.

Il aurait dû se sauver beaucoup plus tôt et dire aux gens : partez, partez, partez ".

 Beaucoup plus sévère encore, Robert Brunschwig écrira au Procureur général en charge du procès Marquet, le 17 Décembre 1947 :

         " Monsieur le Procureur général.

Je tiens à faire savoir à la Justice, qu’en tant que fils et frère de Juifs français installés de longue date à Bordeaux, arrêtés dans cette ville, (mon père avait 84 ans), immédiatement après la fuite du Grand Rabbin Joseph Cohen, et déportés à Auschwitz pour ne plus jamais revenir, je dénie au Grand Rabbin le droit de parler au nom des Juifs de Bordeaux.

Je considère également que le cas unique de M. Astruc, mis à l’abri à la suite de libéralités exceptionnelles que sa grande fortune lui avait permises, ne saurait prévaloir contre le fait de la déportation massive de la presque totalité des Juifs, Français ou étrangers, demeurés à Bordeaux au de-là de décembre 1943.

Je vous demande de vouloir bien donner communication de la présente lettre à la Haute Cour, avant que s’achève le procès Marquet ".

 Si l’on ne s’en tenait qu’au seul témoignage et au seul comportement du Grand Rabbin Cohen, comment peut-on condamner une administration, qui, sans aucun pouvoir de décision, a au moins réussi a sauver ce que le responsable de la communauté juive lui demandait. La Préfecture se trouvait en effet face à un Rabbin ouvertement pétainiste et refusant les aides qui lui étaient proposées.

Comment promouvoir une politique opposée à celle du Grand Rabbin ?

Les accusateurs de la Préfecture de Bordeaux ne se sont pas rendus compte qu’en initiant un procès contre un pseudo symbole de l’administration de Vichy, ils obligent à ouvrir un dossier bien délicat : celui de la politique menée par les dirigeants juifs durant la guerre.

 
Lettre, (en date du 7 juillet 1943), adressée au Préfet Régional, Maurice Sabatier,
par le Grand Rabbin Joseph Cohen
.

A Monsieur le Préfet Régional

" Monsieur le Préfet Régional,

Vous avez bien voulu me faire accorder l’autorisation de prendre quelques jours de repos du 1er juillet au 1er août. Malheureusement, ma fille aînée, demeurant près de Beaune se trouve souffrante et notre meilleur repos, -repos moral-, serait de vivre auprès d’elle en ce moment. Aussi, ai je l’honneur, Monsieur le Préfet Régional, de solliciter de votre haute bienveillance de passer le temps qui reste à courir, et déjà accordé, auprès d’elle, avec Madame Cohen, si c’est possible.

Dans l’attente de recevoir une réponse favorable, veuillez agréer Monsieur le Préfet Régional, l’hommage de ma parfaite gratitude et de mes respectueux sentiments " .

J. Cohen
(Grand Rabbin)

 Observations sur cette lettre :

- Elle est datée du 7 juillet 1943, date à laquelle les grandes déportations sont terminées.

- La confiance de Joseph Cohen dans la préfecture apparaît comme totale.

- Le Grand Rabbin n’imagine pas un instant le drame des déportations.

Ce seul document aurait du suffire à blanchir Maurice Papon d’une quelconque complicité matérielle dans les déportations. Si le secrétaire général de la Préfecture est considéré comme coupable, que penser en effet de la responsabilité du Grand Rabbin ?