Hubert de Beaufort         Le Livre Blanc      
                Une étude exhaustive de l'histoire de l'occupation de Bordeaux
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INTRODUCTION

  Les retombées et résultats des contre-enquêtes (1) " menées à l’issue du procès de Maurice Papon, se sont révélées riches en renseignements et nouvelles révélations. Des témoins, qui ne s’étaient pas ou mal fait entendre, ont parlé librement, des documents majeurs ont été trouvés, plusieurs hommes politiques notoires se sont exprimés. Ces nouveaux éléments ont permis de reconstituer le puzzle réel de l’affaire Papon.

  Avec le recul, il est difficile de comprendre comment le plus long procès de l’histoire juridique française, touchant la période 1942-44, ait pu se dérouler sans qu’aient été pris en compte certains faits essentiels expliquant le contexte de la guerre, de l’occupation, des déportations des Juifs.

  Durant nos premières investigations, nous avions d’abord recherché à mettre en perspective les fonctions et les actes du Secrétaire Général de la Préfecture de Bordeaux, à partir du seul dossier d’instruction. L’enquête troublait les certitudes juridiques : Maurice Papon ne semblait pouvoir être coupable des accusations portées contre lui, mais certaines pièces manquantes pouvaient laisser la porte ouverte au doute et à l’interprétation.

- Les nouvelles révélations sur les structures allemandes

  Nos enquêtes avaient déjà signalé la présence tentaculaire de la Gestapo, dirigée à Bordeaux par un certain Friedrich Dohse, et avaient dévoilé ses interventions répressives multiples, par le biais de ses satellites français collaborateurs : une brigade spécialisée dans la lutte contre la Résistance, (la SAP), une brigade anti-juive, (la SEC), une équipe de tueurs "la Hauskapelle " composée de mercenaires à la solde des SS, etc...
        La Gestapo de Dohse achetait, déportait, fusillait en maintenant Bordelais, Préfecture et Mairie dans un état de contrainte, pour ne pas dire de terreur permanente.

  Cette terreur avait de redoutables symboles : les cercueils demandés à la préfecture, (après les exécutions), par la police allemande à l’Intendant de Police Duchon qui venait en informer le préfet Sabatier. Dans un tel contexte, les déportations, qu’elles soient politiques ou raciales paraissaient moins dramatiques, puisque les objectifs de la solution finale resteront ignorés à Bordeaux jusqu’à la fin de la guerre.

  Certes, des préfets et des hauts fonctionnaires furent déportés, mais telle n’était pas la politique de la Gestapo bordelaise qui paralysait d’abord les velléités de résistance des habitants : déportations et fusillades n’étaient utilisées qu’en deuxième frappe. En Gironde, terreur et contrainte étaient modulées par les responsables allemands, et les exécutions visaient en priorité à faire plier des administrations françaises que l’on savait soucieuses du sort réservé à leurs compatriotes.

  C’est la Gestapo de Bordeaux avec Dohse qui fut en effet chargée d’expliquer, au cours d’un colloque réunissant l’ensemble des antennes policières régionales, (les KdS), les méthodes d’action indirecte et d’infiltration qui font " merveille " en Gironde . A partir de 1944, les méthodes policières bordelaises seront alors adoptées par l’ensemble des polices régionales allemandes.

  Évidemment, ces Gestapos régionales n’agissaient pas seules : elles travaillaient sous l’autorité d’un Etat Major parisien dirigé par Karl Boemelburg, dont ni le nom ni les fonctions n’ont été évoqués durant l’instruction ou pendant le procès. On peut malgré tout penser, qu’après la sortie du dernier livre de Daniel Cordier sur Jean Moulin, (La République des catacombes, Gallimard), la vérité historique sur le fonctionnement des polices allemandes sera enfin quelque peu prise en compte.

  Cordier relate en ces termes l’arrivée sur une civière, de Jean Moulin, à la villa Boemelburg à Neuilly :

  « Arrive Barbie qui claque des talons de façon démesurée devant Boemelburg qui reste debout, fumant des cigarette l’une après l’autre. Il dit en allemand à Barbie : j’espère qu’il va s’en tirer ».

  Ce témoignage confirme d’abord nos recherches sur les structures policières de l’occupation. Où se rend un Barbie tétanisé par le prestige du chef de la Gestapo ? Auprès de Karl Boemelburg qui va décider le transfert d’un Jean Moulin mourant, à Berlin. Dans des circonstances analogues, (l’arrestation de Grandclément, chef de l’OCM bordelaise), Dohse agira différemment en libérant son prisonnier au lieu de le torturer, puis en cherchant à l’impliquer dans une manœuvre qui visait à créer des réseaux de Résistance luttant contre les maquis communistes.

  Jean Moulin avait certes un caractère d’une autre trempe que celui de Grandclément, mais Dohse aurait au moins veillé à préserver l’intégrité physique d’un prisonnier illustre.

  Autre différence entre les Gestapos de Lyon et de Bordeaux : cette dernière avec Dohse sous-traite la question juive alors que Barbie s’en occupe directement. Rappelons en effet que Boemelburg a reçu de Müller, (chef suprême de la Gestapo à Berlin), délégation pour mettre en œuvre les déportations des Juifs : Hilberg dans son ouvrage, (les déportations des juifs d’Europe), l’indiquait certes clairement, mais il manquait un document qui le confirme.

  Cette preuve nous est parvenue : il s’agit de l’annuaire téléphonique de la Gestapo, (Abteilung IV), qui occupait trois immeubles avenue Foch : les numéros 78-82-84. Cet annuaire indique que le numéro trois de la hiérarchie se nomme Brunner. Aloïs Brunner, de sinistre mémoire, qui mènera une politique anti-juive impitoyable avant de disparaître après la guerre sans laisser de traces. Il en sera de même pour ses chefs hiérarchiques à Berlin et à Paris, (Müller et Boemelburg). Cette disparition de la plupart des hauts responsables des déportations juives a permis aux dirigeants des polices allemandes en France, (Oberg à Paris, Dohse à Bordeaux), de se défausser sans être démentis, de leur responsabilité dans les déportations juives.

  Pour les mêmes raisons, Dohse, lors de son procès à Bordeaux en 1953, jouait sur du velours :

- le Kommandeur Luther, son chef nominal, avait demandé sa mutation dans une unité combattante en octobre 1943 ;

- son successeur, le Kommandeur Machule, arrêté en 1944 par ses propres collaborateurs, s’était évaporé et vivait sous une fausse identité ;

- le Lieutenant SS Doberschutz préposé aux arrestations des Juifs de la Gironde était mort en Russie ;

- le colonel SS Hagen, qui implanta les premiers éléments de police allemande à Bordeaux et devint ensuite directeur de cabinet du général SS Oberg, n’a jamais été inquiété par la Justice, car il s’était mis à la disposition des services spéciaux français après la guerre ! (voir notre interview de J. Ph. Larrose)

  Il semblait déjà probable que la contrainte pesant sur les Bordelais, (les exécutions d’otages), était beaucoup plus difficile à supporter pour la préfecture, que le risque direct d’arrestation de son équipe dirigeante. Au vu des derniers documents qui nous sont parvenus, cela apparaît maintenant comme une évidence.

- Les témoignages inédits :

  Trois d’entre eux apparaissent comme majeurs : celui de Jean Philippe Larrose, un interprète français auprès de la Kommandantur de Bordeaux, celui d’Helmut Knochen, chef des polices allemandes durant la guerre, celui de Pierre Saufrignon, policier bordelais déporté à Neuengamme.

Jean Philippe Larrose

  Il s’est révélé comme un témoin essentiel. Professeur d’Allemand à l’université de Bordeaux durant la guerre, il avait enseigné à Göttingen en 1932-33, où il eut comme élève un certain Helmut Knochen qui deviendra son ami. En 1933, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, Larrose rentre en France et la guerre le trouve à Bordeaux. En 1940, il devient l’interprète de l’Université et occasionnellement celui du maire Adrien Marquet. Larrose tombe par hasard sur une photo de journal montrant les dirigeants allemands à Paris. Parmi eux, celui qui deviendra rapidement le chef du BdS, (Polices allemandes), en France : Helmut Knochen.

  Marquet l’appelle un jour d’urgence, car plusieurs étudiants se sont fait prendre alors qu’ils écrivaient des graffitis anti-allemands : ils sont condamnés à mort. Marquet et Larrose partent tous deux pour Paris voir Knochen qui accueille son ancien professeur à bras ouverts. Larrose demande la grâce des étudiants et elle lui est accordée. Knochen protègera alors Jean Philippe Larrose qui ne s’implique pourtant pas dans la vie politique et se limite à son rôle d’interprète et de germaniste. Larrose maintiendra malgré tout avec Knochen des relations privées, ce qui lui permettra de connaître à Paris le général Oberg et Hagen son directeur de cabinet. A Bordeaux Larrose aura à fréquenter les différents responsables des polices allemandes.

  Selon Larrose, Oberg, qui ne parle pas français, respecte l’intelligence et la culture de Knochen. Les deux hommes se complètent, mais se détestent. Comme nous le verrons, Knochen n’est pas un sanguinaire, mais il servira le régime qui l’a nommé colonel à 30 ans et chef des Services de Sécurité à Paris (BdS). Après la guerre et durant sa détention en France, Knochen entretiendra des rapports confiants avec le prêtre chargé des prisons, ce qui ne sera pas le cas d’Oberg.

  Assuré de l’appui de Knochen et fort de sa connaissance de l’Allemand, le professeur Larrose, entretiendra des relations directes avec la Kommandantur et le KdS de Bordeaux. Son jugement est objectif : Marquet, Sabatier, Duchon, et a fortiori Maurice Papon, (malgré son absence de pouvoir de décision), ont fait ce qu’ils ont pu pour limiter l’impact des déportations. En tout état de cause, l’efficacité de Dohse rendait les interventions très périlleuses comme le confirmera Larrose :

" Intelligent, affable, mais cruel et cachant toujours un poignard dans le dos ".

  Concernant le problème juif, il ne semble pas que le procès Papon ait révélé deux faits significatifs de la férocité des forces d’occupation à l’encontre des Juif présents en Gironde :

- au cours d’une recherche de maquisards, le lieutenant Kunesch, (du KdS de Bordeaux), abat de sa main un couple de Juifs qui s’était réfugié hors de Bordeaux (20 avril 1944) ;

- durant une expédition contre un maquis, une unité allemande tombe sur 13 Juifs qui se cachaient à Sainte Foix et extermine le groupe (4 août 1944).

  On comprend mieux l’attitude du Grand Rabbin Cohen qui préférait l’intervention d’une police française laissant entrouvertes les mailles du filet,(voir l’interview du policier résistant Pierre Saufrignon), à celle des SS.

Helmut Knochen, chef des polices allemandes en France, (le BdS).

  Toujours en vie, c’est maintenant un homme âgé. Rappelons que condamné à mort et gracié par de Gaulle en 1962, il a subi 440 interrogatoires, malheureusement menés sans ligne directrice. Ses dépositions de l’époque n’apportèrent alors guère de révélations.

  Par chance, et grâce aussi à J.Ph Larrose, nous avons pu l’approcher et il nous a accordé une longue interview, (en juin et juillet 2000), qui permet de comprendre, pour la première fois depuis la guerre, ce que pensait un haut dirigeant allemand de la guerre, de ses supérieurs, du gouvernement de Vichy, du procès Papon. Un document unique.

Pierre Saufrignon, policier et résistant, déporté à Neuengamme

  Pierre Saufrignon n’a pu s’exprimer au procès de Bordeaux comme il le voulait, car il se trouvait face aux 24 parties civiles. On peut comprendre ses réticences ! Il a accepté aujourd’hui de compléter sa déposition par une longue interview que nous reproduisons.

- Les archives, recherches et ouvrages de René Terrisse, l’historien de Bordeaux

  Les travaux de René Terrisse sur Bordeaux, entrepris il y a 30 ans, s’appuient sur près de 40 000 archives. Il a publié plusieurs ouvrages sur sa ville, l’occupation et la Résistance. Rien n’a échappé à la minutie de l’historien bordelais.

  Si l’on songe que des généralistes comme Amouroux et Paxton ont été entendus par la Cour d’Assises, comment se fait-il que le spécialiste le plus compétent de l’histoire de la Gironde ait été ignoré ?

  C’est à la suite de plusieurs entretiens sur les structures allemandes, que René Terrisse a cherché, trouvé, puis communiqué à H. de Beaufort trois documents clefs que constituent : l’annuaire téléphonique de la Gestapo, le compte rendu du BdS concernant les exécutions du 21 septembre 1942, la directive de Boemelburg concernant les " prisonniers expiatoires ".

  On se doit aussi de rappeler que Madame Pomiès, conservateur du Centre Jean Moulin, avait fait connaître à l’auteur deux documents inédits : l’interrogatoire d’Oberg de 92 pages, (écarté par le juge d’instruction Léotin), et la liste des otages fusillés au camp de Souges.

  Peut-on parler de véritable instruction lorsque des pièces d’une telle importance sont ignorées ?

- Les réactions politiques

 Le livre blanc ne retient que les plus significatives présentées en annexe : elles proviennent de Raymond Barre, de l’amiral Philippe de Gaulle, du président du Conseil Constitutionnel, d’un avocat général en charge du dossier. Elles confortent les prises de position de responsables de tout bord après la guerre, et celles des grands Résistants qui se sont exprimés durant le procès. Elles confirment aussi ce qu’écrivait avant sa mort, au journal Sud Ouest, le président du tribunal militaire de Bordeaux, P. Guyonnet Duperrat qui dirigea cette instance entre 1945 et 1952.

  Certes l’Histoire se posera la question : pourquoi ce procès ? Mais le livre blanc permettra au lecteur d’apprécier, à partir des documents présentés et de témoignages inédits, la réalité de " l’affaire Papon ".

(1) Dossier présenté dans " la contre enquête ", éditions FX de Guibert.
© Hubert de Beaufort, Paris 2001