6- Interview d’Helmut Knochen, effectuée en
juin-juillet 2000
par Hubert de Beaufort et J. Ph Larrose
Cette interview a pu avoir lieu grâce à un personnage
étonnant : Jean Philippe Larrose, professeur agrégé d’allemand,
qui s’est révélé durant cette année 1999, où ses souvenirs ont été
réveillés au cours de longues conversations. Jugeons plutôt.
- Il fut le témoin privilégié du Bordeaux occupé des
années 1940-1944, en tant qu’interprète des autorités universitaires et du
maire Adrien Marquet : il a vécu les drames de l’Occupation dans une
capitale provinciale ;
- A l’Université de Göttingen, durant les années
1932-1933, il fut le condisciple de l’étudiant Helmut Knochen, qui deviendra
en 1940 le tout puissant chef des polices allemandes en France. Le jeune
interprète bordelais sera alors amené à connaître les grands responsables de
l’époque comme le général Oberg, Abetz, de Brinon.
Adhérant au souci d’Hubert de Beaufort de comprendre le fonctionnement des
organisations allemandes durant la guerre, Larrose demande un jour :
" Voulez vous que nous prenions contact avec Helmut Knochen ? ".
Devant la stupéfaction de son interlocuteur, il raconte que Knochen est
toujours vivant et que leurs relations d’amitié restent intactes depuis 70
ans. Quelque minutes plus tard, la voix de l’ancien chef du BdS retentit au
téléphone. Au cours des mois suivants, un dialogue s’établit petit à
petit, et un an plus tard, Jean Philippe Larrose annonce à Hubert de Beaufort
que Knochen accepte une rencontre.
Rendez vous est pris le 15 Juin 2000 à l’Hôtel Sheraton
de Francfort : deux heures d’échanges fructueux seront suivis de
plusieurs entretiens approfondissant les points de vues échangés. La
préparation bibliographique avait permis de comprendre que Knochen se situait
dans une position, tant hiérarchique que politique, inhabituelle. C’était en
effet un intellectuel brillant qui avait présenté une thèse de philosophie
sur le dramaturge anglais George Colman et il ne paraissait pas crédible que sa
vision de la guerre ait été limitée aux seuls drames qu’il avait vécus ou
initiés.
Dans cette optique, un long questionnaire, portant sur la
guerre avec ses différentes phases et sur l’Occupation, lui fut soumis. Le
questionnaire portait aussi sur les personnalités que Knochen avait
rencontrées : Hitler, Goering, Himmler, Heydrich, Oberg, Pétain, Laval,
Bousquet, Darnan, etc… En un mot, il fallait comprendre l’occupation vécue
du côté allemand, à partir d’un témoignage exceptionnel.
D’emblée, le récit par Knochen concernant son
intronisation par Heydrich en mai 1942, puis sa conversation avec celui que l’on
présentait comme le dauphin du IIIème Reich, s’est révélée riche en
révélations.
Hubert de Beaufort
" En Octobre 1939, vous êtes décoré de la croix
de fer par Hitler lui même, à la grande chancellerie du Reich à Berlin, à la
suite de l’arrestation d’espions anglais que vous avez intoxiqués. Vous
devenez un héros national. Quelle impression vous a fait Hitler ? "
H. Knochen
" Le cérémonial de la chancellerie était
impressionnant. Quant à Hitler, il était au sommet de son prestige et personne
ne le contestait en Allemagne. Son magnétisme me subjuguait, moi comme les
autres ".
H. de B
" En Juin 1940, vous êtes envoyé à Paris avec
une équipe chargée de collecter des renseignements politiques et économiques,
vous n’avez pas encore de fonctions policières : elles sont exercées
par la Wehrmacht. Mais en 1942, tout change : le 5 Mai, Heydrich vient à
Paris mettre en place la nouvelle organisation des polices allemandes en France.
Le général Oberg, âgé de 45 ans, est nommé chef suprême des polices et des
SS en France et vous devenez chef du SD, (police de Sécurité), qui coiffe la
Gestapo. Comment cela se passe t-il ? "
H. Knochen
" Heydrich officialise en effet les nouvelles
structures et le 5 Mai 1942, nous sommes présentés à Laval, aux ministres de
Vichy et à Bousquet. A cette occasion, Heydrich passera une semaine dans la
capitale française. Il accepte la demande de Bousquet qui réclame avoir
autorité sur tous les services de police. Son diagnostic est
clair : "La seule personnalité qui possède à la fois jeunesse,
intelligence et autorité, c’est Bousquet. Sur des hommes comme lui, nous
pourrons préparer l’Europe de demain, une Europe très différente de ce qu’elle
est aujourd’hui ".
H. de B
" Qu’a t-il fait à Paris durant ces huit
jours ? "
H. Knochen
" Il a vu beaucoup de monde et il aimait Paris,
les soirées et les femmes.
Mais je vais vous relater un événement dont je n’ai
jamais parlé. A la fin de son séjour, Heydrich me prend à part et me fait une
confidence qui m’a stupéfié et que je peux aujourd’hui révéler :
" Knochen, la guerre ne peut plus être gagnée,
il faudra trouver une paix de compromis et je crains qu’Hitler ne puisse l’admettre.
Il faut y réfléchir ".
" Manifestement, il voulait revenir à Paris
quelques semaines plus tard et prendre des initiatives. Concernant le régime,
il semblait envisager un complot.
Lui seul avait les capacités et le pouvoir pour agir,
alors que le complot du 20 juillet 1944 s’est révélé un travail d’amateurs
voué à l’échec.
Pour moi, Heydrich était le dignitaire du parti le plus
intelligent et, en dehors de lui, il n’y avait personne pouvant comprendre la
situation réelle. Il avait compris que l’entrée en guerre des USA impliquait
la mise en route d’une formidable industrie de chars et d’avions. L’Allemagne
ne pourrait pas suivre ".
H de B
" Heydrich
aurait donc été assassiné par un commando téléguidé par les Anglais,
pensez vous que ceux-ci avaient appris cette recherche de paix séparée et
aient voulu y couper court ?
"
H. Knochen
" C’est possible et serait même logique. Je n’ai
jamais compris pourquoi il se déplaçait seul, sans voiture d’escorte ".
H. de B
" Certains dignitaires nazis auraient-ils eu vent
des conceptions d’Heydrich et ont-ils voulu, eux aussi, y mettre
fin ? "
H. Knochen
" Je n’ai pas de preuve ".
H. de B
" Il semble qu’il y ait eu une autre tentative en
1943 avec Schellenberg, chef du contre espionnage du RSHA qui est venu à Paris
et aurait rencontré Mademoiselle Chanel qui était susceptible de contacter
Churchill par l’intermédiaire de l’Espagne. "
H. Knochen
" Schellenberg était en effet mon homologue et
nous avions le même âge. Il était proche d’Himmler. Très habile, il
rêvait de devenir ministre de Affaires Etrangères. Je l’ai vu en effet à
Paris en 1943 durant son séjour. Il m’a rendu visite, mais je n’ai pas
connu les motifs réels de son déplacement. Il a du rencontrer beaucoup de
monde. Par contre je doute fort qu’il ait commandité l’opération dont vous
parlez.
En 1945, ce fut différent : il a probablement
participé avec Himmler à une recherche de paix séparée avec le comte
Bernadotte ".
H de B
" Que pensez vous d’Himmler et de Müller, le
chef de la Gestapo ? "
H. Knochen
" De petits esprits qui obéissaient
aveuglément sans comprendre. Oberg, mon chef, m’avait interdit tout contact
avec Himmler dont il était le représentant en France. Il venait de Pologne et
pensait appliquer la même politique que là bas. J’ai eu beaucoup de mal à
lui faire comprendre que les situations n’étaient pas les mêmes ".
H de B
" Et Goering, quel portrait en feriez -vous ?
"
H. Knochen
" Intelligent, mais ne voulant pas savoir. Il
est venu une fois à Paris et je lui ai expliqué ce que signifiait l’entrée
en guerre de l’Amérique et son impressionnante industrie de guerre : il
m’a écouté sans m’entendre ".
H. de B
" Parlons d’Hitler ? J. Ph Larrose qui a eu
l’occasion d’écouter un de ses discours en 1932 m’a dit que son
magnétisme subjuguait son auditoire et ses interlocuteurs. Et vous ?
"
H. Knochen
" Moi aussi j’étais subjugué, je le
reconnais. Personne ne résistait. On était envoûté. Aucun des hommes
politiques que j’ai écoutés depuis cette époque lointaine n’a possédé
de tels dons d’orateur.
H. de B
" Venons en aux dirigeants français :
Pétain, Laval, Bousquet, Darnand ".
H. Knochen
" Pétain était comme notre Hindenburg une
figure historique respectée qui me recevait fort aimablement. Laval, le chef du
gouvernement, était très intelligent, un fin politique qui croyait en la
victoire de l’Allemagne. Il l’a cru jusqu’au bout ".
H de B
" Laval avait-il une compréhension stratégique de
la guerre ? "
H. Knochen
" Non. Sa vision était d’ordre
essentiellement politique et il voyait la guerre en politicien. Par contre
Bousquet, lui, avait la stature d’un vrai homme politique. C’était l’avis
d’Heydrich et c’était le mien. Heydrich voulait le revoir. Je rencontrais
Bousquet régulièrement, il était habile et a joué un double jeu. Je le
savais et l’ai longtemps accepté, car cela faisait partie de la logique de l’époque… ".
Par contre, son successeur Darnand très
pro-allemand, était honnête et borné. Il avait même fait un serment SS
à Hitler.
Mes relations avec le gouvernement de Vichy étaient
constantes : je voyais régulièrement Laval, quelques fois deux fois par
semaine. C’était mon métier ".
H de B
" Quand avez vous compris que la guerre était
perdue pour l’Allemagne ? "
H. Knochen
" Après Stalingrad ".
H. de B
" La guerre est d’abord l’affaire des
généraux, que pensiez-vous d’eux ? "
H. Knochen
" Pour la plupart d’entre eux, la guerre
était une sorte de jeu. Je conserve de l’estime pour seulement deux grands
maréchaux : von Runstedt et von Manstein. Même Rommel n’était pas un
bon stratège, à mon sens. Il était populaire auprès de la troupe, mais nous
estimions tous qu’il n’avait pas de véritable pensée stratégique. Je me
souviens aussi de Speidel dont je dépendais et qui servit ensuite à l’OTAN :
il faisait alors partie de l’Etat Major de Stüpnagel à Paris et je lui
rendais compte de mes activités. Il me dit un jour : " Il faut
que j’aille en Russie quelques mois pour obtenir un avancement en
décorations ". Et il l’a fait ! Six mois sur le front russe. C’était
sa vision de la guerre et j’en étais stupéfait ".
H. de B
" En 1956, il commande les forces terrestres de l’OTAN,
ce devait être un homme brillant ? "
H. Knochen
" C’est vrai, il était cultivé et il avait
un titre de Docteur, ce que n’avaient pas les autres généraux ".
H de B
" Dès 1940, Abetz est nommé ambassadeur du Reich
à Paris. Il semble qu’il ait reçu d’Hitler et de Ribbentrop les pleins
pouvoirs concernant les rapports avec le gouvernement de Vichy. Que pensez vous
de lui ? "
H. Knochen
" C’était un homme intelligent et très
discret. Avec sa femme qui était française il maintenait surtout des relations
avec une petite communauté française animée par Luchaire. J’avais avec lui
des relations professionnelles correctes et étais frappé par le fait qu’il n’avait
pas l’ostentation fréquente du milieu des Affaires Etrangères ".
H. de B
" Et la lutte contre la Résistance ?
"
H. Knochen
" J’avais mission de sauvegarder la sécurité
de l’armée allemande et je me considérais en guerre contre la Résistance,
comme contre les armées alliées. Pour moi, les généraux français, avec les
troupes en Afrique du Nord, qui avaient suivi de Gaulle continuaient la guerre
avec l’aide de la Résistance en France, et nous devions la combattre. Encore
une fois, ma mission principale était d’assurer la protection des troupes
allemandes et il nous fallait réduire la Résistance.
H. de B
" La Gestapo était dirigée par Karl Boemelburg,
un policier de métier âgé de 57 ans, parlant parfaitement le français. Dohse,
son subordonné à Bordeaux, le présente comme une éminence grise redoutable.
Est-ce votre sentiment ? "
H. Knochen
" Non, c’était un bon policier professionnel,
mais sans réflexion politique. Je lui avais demandé des rapports sur la
situation politique, mais il ne m’a jamais rien transmis. Concernant Dohse, c’était
un homme intelligent. Je lui avais proposé de rejoindre mon Etat Major à
Paris, mais il avait préféré rester à Bordeaux ".
H. de B
" Le 20 juillet 1944, ce fut l’attentat contre
Hitler avec la tentative de putsch. A Paris le général Stülpnagel prit le
pouvoir sans coup férir, que s’est-il passé ? "
H. Knochen
" Je dînais en tenue civile avec un membre de l’ambassade
allemande qui devait regagner Berlin, lorsqu’un coup de téléphone me demande
de rejoindre d’urgence mon bureau. Je trouve mes collaborateurs rassemblés
dans une pièce sous la garde de la Wehrmacht : un officier me demande de
me rendre aussitôt à l’Hôtel Majestic, où siégeait l’Etat Major du
général Stülpnagel. On m’y annonce à la fois l’attentat, le ralliement
des SS au complot et l’arrestation du général Oberg. Personnellement je suis
resté libre de mes mouvements".
" Je ne cache pas alors mon scepticisme, quant au
ralliement des SS au complot et demande à téléphoner à Berlin. Bientôt nous
apprenons que l’attentat a échoué et que Hitler est vivant. Oberg est
libéré et explose de rage ".
" La suite est connue : Le général
Stülpnagel tente de se suicider et j’évacue mes Services sur Vittel. Là, j’apprends
à la fois qu’Oberg est promu au grade supérieur, alors que moi je suis
rétrogradé au rang de simple soldat ! Oberg me refuse toute explication.
A Berlin, Kaltenbrunner, (chef du RSHA depuis novembre 1943),
confirme la sanction à mon encontre et m’annonce que je suis envoyé en
formation comme simple panzergrenadier en Bohême, un poste à haut risque. Je
manque même d’être fusillé sur ordre d’Himmler, mais j’ai eu la chance
de me déplacer quelques jours auprès de ma femme qui venait d’accoucher. Je
suis resté deux mois en Bohême avant d’être rétabli dans mon grade.
Kaltenbrunner m’avait en effet promis d’effacer ma condamnation dès qu’il
le pourrait ".
H de B
" Il nous faut parler de la question
juive ".
H. Knochen
" Je me suis exprimé sur le sujet des dizaines
de fois durant mon procès en France : je ne connaissais pas la finalité
des déportations qui était initiées directement par Berlin avec l’aide de
la section IV J de la Gestapo. J’ai pris le dimension du drame après la
guerre et en ai été horrifié ".
H. de B
" Venons en maintenant à vos années de détention
et à votre condamnation ".
H. Knochen
" Des année dures. Cela a commencé par
Nuremberg où je témoignais au procès. Ma cellule était en dessous de celle
de Göring. Alors que j’étais en prison, je voyais arriver mon ancien
collègue Schellenberg qui avait été nommé chef du contre espionnage du RSHA.
Il était conduit par les Anglais, habillé comme un lord et logeait parait-il
dans un appartement. Il n’a jamais été poursuivi. Quels services avait-il
rendu ? Il s’est retiré en Italie et est mort dans les années 1950, on
dit qu’il aurait été assassiné ".
H. de B
" Vous êtes ensuite transféré en France où vous
êtes jugé et condamné ".
H. Knochen
" Le régime français était sévère :
aucun journal et aucun livre durant des années. Par nécessité
professionnelle, mon procès a été lié à celui de Oberg, alors que je
voulais un procès séparé car mes apports avec lui étaient mauvais. En 1962,
j’ai été libéré par le général de Gaulle ".
" Bousquet est venu témoigner à mon
procès : il arrivait en avion, bronzé d’un déplacement effectué pour
la Banque de l’Indochine et il avait été mon homologue durant la
guerre ! "
H. de B
" A vous écouter, on a le sentiment que vous
considérez avoir été très maltraité par rapport à vos homologues et à
certains de vos supérieurs : le général Speidel à qui vous rendiez
compte de vos missions est devenu commandant des forces terrestres de l’OTAN,
Schellenberg n’est jamais passé en jugement, Abetz est libéré en 1951,(11
ans avant vous), Bousquet n’a reçu qu’une condamnation de principe… "
H. Knochen
" C’est vrai ".
H. de Beaufort
" Avez vous entendu parler de l’affaire Papon. En
France elle a fait beaucoup de bruit : il était sous préfet à Bordeaux
pendant la guerre ".
H. Knochen
" Oui, par les journaux. C’est aberrant. Le
sous préfet était une fonction qui ne m’était pas connue. Quant au nom de
Papon, il n’a jamais été évoqué devant moi ".
Nous avons donc retracé les éléments de plusieurs interviews qui sont
étagées sur deux mois. Knochen parle fort bien le français, mais quand il s’exprimait
en allemand, Jean Philippe Larrose traduisait ou précisait certains passages
délicats.
Pour engager le débat, j’avais présenté à Knochen l’étude
effectuée sur Albert Speer et ses théories, lors de la sortie de mon
encyclopédie de géopolitique, en 1998. Rappelons que les conceptions
stratégiques de Speer ayant été reprises et adoptées par l’OTAN depuis 50
ans, le sujet ne peut plus prêter à polémique, mais au contraire faciliter la
réflexion historique.
Reste ensuite à
tenter de savoir si l’image actuelle d’un Knochen, intellectuel modéré
correspondait au portrait du chef du BdS des années 1940-1944, que l’étude
de certains documents et que les évènements de 1944 semblaient dessiner. Là
encore, la chance a souris : un certain Père Jacques Destelle avait été
aumônier des prisons après la guerre et il avait alors connu Knochen. Le 27
juillet 2000, le prêtre retraçait ses rencontres avec Knochen en ces termes.
Le père Jacques Destelle
" C’était le seul catholique, (Knochen),
parmi les douze condamnés allemands que je visitais, les autres étaient
protestants, sauf Oberg qui était athée. Oberg avait une tête comme Eric von
Stroheim, un tête de prussien. Knochen avait une femme et deux enfants qui
venaient lui rendre visite chaque mois. Il a été condamné à mort et gracié
par de Gaulle. Je me souviens que Knochen me récitait des fables de La Fontaine
dans un français parfait. Comme il était affable et cultivé, il obtenait
certainement ainsi, beaucoup de renseignements dans ses fonctions. C’était un
homme distingué qui présentait un mélange de politique et de diplomate, mais
qui fut, à mon sens, dominé par les hommes de la Gestapo. Par contre, Oberg,
je n’ai jamais pu avoir de véritable conversation avec lui. Knochen m’a
toujours donné l’impression de classe et de distinction, une sorte de
Talleyrand. Je l’ai perçu comme sympathique et humain… Par rapport aux
autres, il sortait de l’ordinaire ".
Se laisser aller à du sentiment sur le comportement de
Knochen serait mal venu. Par contre on peut retenir certaines observations du
Père Destelle qui sont intéressantes parce que objectives : sa
connaissance du français, sa culture, son sens politique et diplomatique.
Telles étaient en effet les missions prioritaires de Knochen vis à vis du
gouvernement de Vichy : séduire et convaincre.
Le portrait d’Oberg est caricatural, mais correspond à la
réalité : un mur. Quant à la Gestapo, lorsque le Père Destelle, juge qu’elle
a dominé Knochen, nous ne sommes pas loin de la réalité.
Que pense de son côté, Larrose, son condisciple d’Université
du Knochen d’aujourd’hui ?
" Égal à lui-même à mon égard, depuis
toujours. Dans le fond, c’était un humaniste ".
H de B.
" Si c’était le cas, comment a-t-il accepté les
drames de la période 1940-1944 ? "
J. Ph. Larrose
" Il était prisonnier d’un système. Je le
trouve aussi européen qu’en 1932, lorsque nous étions ensemble à l’Université
de Göttingen ".
H de B
" Mais encore une fois, ces années de guerre ont
été terribles pour les Résistants et pour les Juifs. Est-ce qu’il pouvait
tempérer, est-ce qu’il ne pouvait pas tempérer, est-ce que le système
politique lui imposait la répression ? Ce système terrible, est ce qu’il
le commandait ou est-ce qu’il le subissait ? "
J. Ph. Larrose
" J’ai l’impression qu’il le subissait,
car dans le fond, c’était un tendre ".
H de B
" Un " tendre " entre
guillemets, malgré tout ".
J. Ph. Larrose
" Bien entendu. Mais j’ai été frappé par la
révélation de Knochen concernant sa conversation avec Heydrich : selon
lui, les Allemands ne pouvaient plus gagner la guerre, dés 1942, il fallait
donc trouver une paix de compromis et Hitler représentait un obstacle.
Le Anglais l’ont su et ont fait assassiner Heydrich, parce
qu’ils voulaient une victoire totale ? ".
H de B
" C’est bien cela. Mais revenons à votre rôle
durant la guerre. En intervenant auprès de Knochen, vous avez obtenu un certain
nombre de grâces. Avez vous le sentiment qu’il prenait cette décision de lui
même ? "
J. Ph. Larrose
" Oui, Il avait une certaine liberté de
décision, mais informait le Tribunal Militaire qui donnait son accord ".
H. de B
" Il y a eu des milliers d’exécutions et de
déportations, qui les décidait ? "
J. Ph Larrose
" A mon sens, ce n’était pas Knochen, mais
Kaltenbrunner et la Gestapo à Berlin. Il existait des hiérarchies très
compartimentées dans le système nazi ".
H de B
" Cela est possible et même probable, si je m’en
réfère à la directive de Boemelburg concernant le sort dévolu aux
prisonniers expiatoires et aux déclarations d’Oberg lui-même. A lire
certains documents, on a le sentiment que la fameuse section IV, dénommée à
tort Gestapo, agissait et prenait ses initiatives, en informant la hiérarchie
du BdS et Knochen, à posteriori ".
Encore une fois nos enquêtes ne cherchent pas à excuser, mais à comprendre et
à rechercher une vérité occultée depuis la guerre. Un manichéisme
réducteur ne fait pas avancer la connaissance historique. Knochen a été jugé
et condamné après la guerre, Boemelburg et son chef Müller ont disparu en
1945. Cette " disparition " des deux têtes de la
répression nazie, en Allemagne et en France, a focalisé les historiens sur les
documents français de la Collaboration en oubliant l’essentiel : le
fonctionnement des services allemands qui avait pris bien soin, eux, de brûler
leurs archives. Des structures politiques, militaires et policières, qui loin d’être
monolithiques, allaient de la résistance à l’adhésion inconditionnelle au
Führer. Heydrich, certes, était un pilier du régime, mais c’était aussi
une intelligence aiguë qui avait très bien pu analyser et percevoir l’impasse
stratégique dans laquelle s’était fourvoyé le IIIème Reich, en déclarant
la guerre simultanément à la Russie et aux USA : analyse d’autant plus
plausible que le RSHA possédait son propre Service de Renseignement.
Officiellement, les Résistants tchèques venus de Londres
voulaient mettre fin à l’oppression de leur
" Protecteur ". On se doit bien de constater qu’en Juin
1942, les moyens logistiques de transport aérien des Anglais restaient bien
faibles et la Tchécoslovaquie à la limite extrême de leurs possibilités
techniques. L’opération devait donc être perçue par Churchill lui-même
comme prioritaire, pour mettre fin à une tentative de paix séparée impliquant
un coup d’Etat mené par le seul homme disposant de l’outil policier SS
indispensable : Reinnhard Heydrich.
A l’analyse, la révélation de Knochen devient hautement
crédible. Retenons aussi qu’en Juillet 1944, Knochen refusera d’adhérer au
complot contre Hitler qu’il juge emprunt d’amateurisme, car il n’imagine
pas que le régime puisse être renversé sans l’appui des SS.
Concernant les rapports Knochen Bousquet, on se demande qui
était le chat et qui était la souris. Tous deux étaient en effet
lucides : l’un jouait la force, mais sans illusion, l’autre jouait la
montre, en sachant que le temps travaillait pour lui. La fin de la guerre était
proche. Photo prise durant l'interview
d'Helmut Knochen Photo
prise par Hubert de Beaufort
(pour agrandir, cliquez sur la réduction)
A gauche Helmut Knochen et à droite Jean Philippe Larrose.
Le colonel Helmut Knochen fut le chef des polices allemandes en France durant
les années 1942-1944, (le BdS) : à ce titre il supervisait la Gestapo et les
services de renseignement. Ses bureaux étaient installés avenue Foch.
La première interview de Knochen a été effectuée en juin 2000 à Francfort
avec l'aide de Jean Philippe Larrose qui fut l'interprète de l'université de
Bordeaux auprès de la Kommandantur durant la guerre et l'ami de Knochen durant
son séjour à Göttingen en 1932. Cette
interview a été suivie de plusieurs entretiens permettant de préciser
certains points d'histoire d'un intérêt exceptionnel.
Le témoignage d'Helmut Knochen ne fut pas sollicité à Bordeaux par la cour
d'Assises.
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