Hubert de Beaufort         Le Livre Blanc      
                Une étude exhaustive de l'histoire de l'occupation de Bordeaux
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© Hubert de Beaufort, Paris 2001

1- La préfecture de Bordeaux : une citadelle de papier

Nos premières investigations avaient rétablies les fonctions réelles exercées par Maurice Papon, alors Secrétaire Général de la Préfecture. Ces fonctions, rappelons le, avaient été ramenées au " minimum hiérarchique ", en1943, après la brouille survenue entre le préfet Sabatier et son subordonné. En particulier, nous avions signalé que Maurice Papon n’était pas un préfet bis, mais le numéro trois de la hiérarchie et le numéro cinq de l’organigramme, après le préfet délégué Boucoiran, l’Intendant de police Duchon et le directeur de Cabinet Chapel, seul habilité a recevoir les télégrammes chiffrés du gouvernement de Vichy.

Les déductions de la " contre-enquête " sur la place hiérarchique de Maurice Papon, aboutissaient au constat suivant : ses fonctions étaient incompatibles avec des responsabilités dans les déportations. Cela semblait logique, mais des documents inédits et confirmant l’analyse des fonctions réelles du Secrétaire général complètent aujourd’hui le puzzle.

La loi du 23/12/1940, complétée par la circulaire du 5/2/1941 définissait ainsi les fonctions du Préfet :

Le Préfet est dans le département le seul représentant du chef de l’Etat. Tous les fonctionnaires à la tête d’un service sont placés sous son autorité personnelle ".

Le Préfet régional est le seul représentant de l’Etat pour la Région comme pour le département. Même le préfet délégué, (Boucoiran sous Sabatier), peut administrer le département. Boucoiran n’est pas le Préfet du département, mais il est cependant délégué dans ces fonctions par le Préfet régional.

Nous trouvons donc la superposition de deux structures, telles qu’elles figurent dans les actes administratifs définis en 1943 (ADG.ID 1/6) :

Au niveau de la région

- Le Préfet régional, (Sabatier).

- L’Intendant de police, (Duchon).

- L’intendant économique, (Bergé).

- Le directeur de cabinet, (Chapel).

Au niveau du département

- Le Préfet régional, Préfet du département, (Sabatier).

- Le Préfet délégué, (Boucoiran).

- Le Secrétaire Général, (Papon).

- Le directeur de Cabinet, (Chapel).

- Le chef de cabinet, (Bourrut-Lacouture).

Le Préfet Sabatier modulera quelque peu l’organisation standard en étendant les fonctions de Maurice Papon par une délégation de signature faite le 30 Juin 1942, mais cette délégation reste une question de " cuisine " interne, puisque le seul responsable officiel est le Préfet régional. La délégation de signature n’a jamais impliqué une délégation de pouvoir qui existe d’autant moins que Maurice Papon n’a pas accès au service du chiffre, par où transiteront les directives importantes du gouvernement de Vichy, via le cabinet du préfet Sabatier,(du moins jusqu’en Novembre 1942).

Maurice Sabatier, ce Préfet Régional de la Gironde, qui est-il ?. Maurice Papon en trace un portrait assez fouillé dans ses entretiens avec Michel Bergès, (La vérité n’intéresse personne) : " personnalité forte, rigueur administrative, autoritaire, refusant de déléguer son autorité, Maurice Sabatier veut tout voir et tout contrôler, a fortiori pour les affaires touchant la police et le maintien de l’ordre ".

En ce qui concerne les arrestations des Juifs, elles n’échappent pas à la règle. Ces arrestations dépendent d’abord de l’Intendant de police qui travaille en liaison permanente avec le directeur de Cabinet ou avec le préfet lui-même : le secrétaire général ne peut donc avoir initié des arrestations.

L’étude des structures confirme d’ailleurs ce qu’avait appris la " contre-enquête " : l’Intendant de police Duchon rend compte de la situation chaque matin à 11 heures 30, au préfet Sabatier. La Gestapo ne s’y trompe d’ailleurs pas en considérant Duchon comme son seul interlocuteur permanent.

Lorsque Maurice Papon écrit à l’Intendant de Police, ce sont les instructions du Préfet régional. Il est d’ailleurs stupéfiant que la Cour d’Assises de Bordeaux ait refusé que soient produites les archives de l’Intendance de police, alors que ces archives regroupaient l’ensemble des informations concernant les déportations :

- celles provenant du KdS ;

- celles provenant du préfet Sabatier, de son directeur de cabinet, de son chef de cabinet, du Préfet délégué ;

- celles provenant, de Vichy, (Bousquet), ou de Paris, (Legay).

S’en tenir, pour expliquer les déportations des Juifs, aux quelques notes paraphées par Maurice Papon, au nom du Préfet, n’est même pas un déni de justice, mais une aberration. Le Secrétaire Général n’a aucune autorité sur l’Intendant de Police et il ne fait que retransmettre les instructions ou directives du Préfet régional. Pour les affaires importantes, l’impulsion vient directement de Sabatier, comme le montre l’affaire de la menace d’arrestation des Juifs français.

Rappelons que le Secrétaire Général a certes reçu délégation pour certaines affaires, mais le Préfet régional traite toutes les affaires importantes et le Préfet délégué Boucoiran les affaires réservées. Encore une fois, Papon est un sous-préfet, rien qu’un sous-préfet. Une directive démontre bien la réalité des pouvoirs, telle qu’elle est prévue par Maurice Sabatier :

" Le Préfet régional de Bordeaux a placé l’administration du département de la Gironde entre les mains de M. Boucoiran, Préfet délégué, tout en se réservant certaines prérogatives qu’il estime actuellement comme étant particulièrement importantes, notamment : les affaires concernant l’occupation, les réquisitions allemandes, ainsi que les affaires concernant la circulation, les carburants et les Juifs ".

Le Préfet Boucoiran confirmera le 27 Octobre 1942 ses attributions au chef de la sécurité publique, (le commissaire Frédou), en ces termes :

Le Préfet régional m’ayant particulièrement chargé de l’administration du département, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir passer à mon cabinet, à 9h45, tous les matins.

Je tiendrais, en effet, à être tenu au courant de tout ce qui pourra se passer au point de vue police, dans ce département dont, comme moi-même, vous avez la charge ".

Peut-on être plus clair dans la définition des pouvoirs et des attributions ?

Cela dit, n’oublions jamais que les déportations des Juifs sont initiées par la Gestapo et non par la préfecture. N’oublions pas non plus que le RSHA donne une priorité absolue à la solution finale et que pour les SS les concessions faites aux autorités françaises ne sont qu’apparentes, temporaires et tactiques. Les notions de Juif français, étranger, ancien combattant, n’ont pour eux aucun sens.

Ajoutons, que pour le haut commandement allemand, (MBF), les autorités françaises et la police doivent obéissance à ses instructions.

La seule politique qui obtienne quelque résultat est de tergiverser, de gagner du temps, de faire entrer les Allemands dans une dialectique administrative qui les oblige à faire des concessions. Encore une fois le Grand Rabbin Cohen avait bien analysé les rapports de force en déclarant : " nous avions droit à un clash, pas deux ". Le Grand Rabbin le sait, la mairie le sait, la préfecture le sait. Les notes de service font partie de cette dialectique : elles doivent pouvoir être montrées et connues des Allemands qui ont des espions partout.

On ne le répètera jamais assez : durant les années de guerre, l’essentiel de l’information est oral, et les écrits sont faits pour être vus par l’ennemi. Ecrire une chose et dire le contraire fait partie des impératifs de sécurité. Joseph Cohen, qui entretient des rapports de confiance avec la Mairie et la Préfecture, comprend la règle du jeu, s’y plie et reconnaîtra après la guerre les soutiens qu’il a reçus. Le maire lui donne un conseil catégorique : partez, partez, partez. Le Grand Rabbin écoute… et regrette de na pas avoir suivi ce conseil qui, évidemment, était lui aussi oral.

Papon, quant à lui, ne possédait qu’une carte : jouer en finesse sur les quelques instruments juridiques ou administratifs dont il disposait par le biais de la gestion du fichier juif. Cette défense de papier lui a permis de sauver Alice Slitinsky la sœur du célèbre Michel (voir pages 201-202 de la contre enquête), Albert Herrera le délégué de L’UGIF (voir pages 220-221), et surtout les 19 enfants protégés par Edith Cérézuelle…. en profitant d’un drame qui frappe ce jour là les Bordelais : les bombardements. Le 15 Juin 1943, un raid anglais fait en effet 350 victimes et Edith Cérézuelle profite de l’émotion suscitée par cette catastrophe pour solliciter l’évacuation des enfants. Le service des affaires juives de la préfecture appuie immédiatement la demande auprès des Allemands du KdS…. qui n’osent la refuser, car la population enterre ses morts.

Cette lutte feutrée s’apparente à celle du pot de terre contre le pot de fer. Mais les Allemands sont formalistes et ils acceptent partiellement la dialectique de la Préfecture : beaucoup de Juifs auront été directement sauvés par les joutes administratives de Maurice Papon et d’autres auront été indirectement sauvés par la simple existence de cette défense de papier.

Défense administrative soumise à un double contrôle :

  1. celui de la SEC, ce service des questions juives animé par un Dehan, qui possède un double des fichiers de la préfecture ;
  2. celui des Allemands, à partir des dossiers préparés par le SS Hagen, dès 1940.

Défense bien fragile au demeurant, si l’on veut bien se référer à la mise en garde du chef de la Gestapo, (Dohse), au secrétaire général :

Heureusement que vous avez des amis. Sans ça, je vous mettrais sous clef. Vous êtes un anglophile et un gaulliste ".

Cela prouve au moins que Dohse pouvait arrêter Maurice Papon de sa propre autorité, sans en référer à Paris, car un sous-préfet n’était pas un haut fonctionnaire, aux yeux de la hiérarchie allemande.

René Terrisse a dressé le bilan de la répression en Gironde par l’occupant, dans son ouvrage : Bordeaux, 1940-1944.

- 256 personnes fusillées au camp de Souges ;

- 150 civils exécutés au cours d’opérations de répression ;

- 250 Résistants tués au cours d’opérations militaires ;

- 400 FFI morts au cours des combats du Médoc ;

- 1 300 déportés politiques dont 900 ne rentreront pas des camps de concentration : 50 % d’entre eux étaient Girondins et 50 % furent pris à la frontière espagnole ;

- 1 690 déportés raciaux envoyés à Auschwitz, parmi lesquels 223 enfants ;

- 350 civils tués dans les bombardements ;

- 15 000 travailleurs envoyés en Allemagne au titre du STO.

Près de 4 000 morts durant l’occupation à Bordeaux : le bilan est terrible, mais pourquoi n’avoir retenu que les déportations raciales ? Pour la Préfecture, pour la Mairie, pour les Bordelais, les morts, les prisonniers, le STO, les privations, les contraintes, pesaient le même poids de douleur. Comment se fait-il aussi que le témoignage de Robert de La Rochefoucauld n’est pas semblé déterminant aux jurés de Bordeaux . Il s’est exprimé ainsi durant le procès :

" Ayant terminé la guerre dans un maquis de la Pointe de Grave, j’avais remarqué qu’il s’y trouvait une importante communauté juive. Leur ayant demandé la raison de leur présence, ils m’ont répondu avoir été prévenus par la Préfecture qu’il y allait avoir des rafles. La Préfecture ne collaborait pas en effet avec l’ennemi, car j’ai pu avoir, grâce à elle, des vêtements et des tickets d’alimentation pour mes hommes. J’ai su rapidement que l’homme clé de la Résistance à la Préfecture était le Secrétaire Général, Maurice Papon ".

Robert de La Rochefoucauld a tenté de faire comprendre une évidence : durant l’Occupation, la Résistance n’était pas officielle, mais secrète : ce concept pourtant évident ne fut pas admis par la Cour d’Assises de Bordeaux. (1)

(1) La biographie de R. de La Rochefoucauld est présentée en annexe.