CHAPITRE III (suite)
NOUVELLES RÉVÉLATIONS SUR LES EXÉCUTIONS
DU 21 SEPTEMBRE 1942 À BORDEAUX
Ce qui s’est
réellement passé entre le 16 et le 21 septembre 1942
Ces sinistres journées de
septembre 1942, révèlent le climat d’horreur de cette époque qui verra
fusiller à Bordeaux 70 otages innocents sur ordre de Paris, après une réunion
de travail entre Boemelburg, le chef suprême de la Gestapo et son subordonné
Dohse.
La préfecture horrifiée, qui tente en vain d’intervenir, doit commander
70 cercueils… et l’on reproche à Maurice Papon d’être matériellement
responsable des déportations juives qui sont effectuées à la même
date !
L’accusation ne s’est donc jamais posé la question de savoir ce que les
responsables de la Préfecture pouvaient faire lorsqu’ils doivent lutter à
mains nues contre la loi d’airain d’un Occupant impitoyable ?
Nous présentons en introduction une note provenant de la section IV J de la
Gestapo, signée Röthke et datée du 15 juillet 1942. Rappelons que cet
officier SS figure bien sur l’annuaire téléphonique de l’avenue Foch.
Note à reproduire
Les 36 trains de déportation des juifs d’Europe prévus
durant l’été 1942
L’exception de Bordeaux : un train annulé
Les conséquences : 70 otages fusillés au camp de Souges sur
décision de Boemelburg (chef de la Gestapo de Paris) et de Dohse (chef de la
Gestapo de Bordeaux)
Ce sujet avait
été traité dans la première " contre-enquête " avec des
informations encore partielles qui avaient permis de déduire, sinon de prouver.
Aujourd’hui les nouveaux documents en notre possession permettent de reprendre
l’affaire avec beaucoup plus d’assurance, car le puzzle est désormais
complet.
Le 23 juin 1942, la Reichsbahn définit le programme de
transport demandé par Himmler et visant la déportation de 90 000 juifs d’Europe
dont 40 000 Français : 1 000 pour Rouen, Nancy, Dijon, 2 000 pour Bordeaux, 35
000 pour Paris. Le 26 juin, le SS Dannecker transmet à l’Etat major du BdS de
Paris les instructions de Berlin concernant les Juifs de France : ce seront les
Juifs âgés de16 à 45 ans, qu’ils soient français ou étrangers. Les
convois sont prévus, à partir du 13 juillet, et comprendront 36 trains à
raison de six ou sept convois par semaine transportant chacun 1 000 personnes.
Une opération aussi massive impliquant une certaine
collaboration de la police française, le général Oberg et Knochen viennent s’en
expliquer avec Laval pour l’informer que le gouvernement allemand avait
décidé de déporter tous les Juifs, hommes, femmes et enfants résidant en
France, qu’ils soient de nationalité française ou autre. L’ordre est
déjà notifié au Préfet de Police de Paris.
Bien entendu,
la solution finale n’est pas explicitée par Oberg : il indique à Laval
que serait créé, pour les déportés, un Etat juif en Pologne…
Laval accepte de faire participer la police française aux
rafles des Juifs étrangers moyennant la sauvegarde des Juifs français. Les
déportations commencent le 13 juillet et se succèdent à deux jours d’intervalle
: Bordeaux, Angers, Rouen, Chalon, Nancy, Orléans.
Cette planification de la "solution finale"
enclenchée par la Gestapo, qui voulait en faire un rouleau compresseur, dut
souffrir une exception : la ville de Bordeaux où un train fut annulé par ce qu’on
ne put trouver que 150 Juifs apatrides. Eichmann réclame des explications et
fait venir à Berlin, Röthke, un des adjoints d’Oberg :
"Le RSHA a négocié avec le ministre des transports
pour obtenir des wagons et Paris annule un train ! Cela n’est jamais arrivé
et il n’est même pas possible d’en référer au chef de la Gestapo
(Müller) sous peine d’être accusé de négligence ". (1)
Ecœuré,
Eichmann menace de ne plus s’occuper des évacuations en France, (2).
" La
complicité matérielle " de la préfecture de Bordeaux dans les
déportations, celle de Maurice Papon, celle de Pierre Garat avec le grand
Rabbin Cohen, aurait donc abouti à ce résultat paradoxal : Eichmann montre
Bordeaux du doigt comme un exemple intolérable d’obstruction qui lui fait
perdre la face devant Müller, chef suprême de la Gestapo !
(1) Mémorandum de Röthke relatif à un entretien
téléphonique avec Eichmann du 15 juillet 1942, RF-1226.
(2) Hilberg : la destruction des juifs d’Europe, p 550.
Si le seul des 36 trains prévus en Europe pour les
déportations a dû être annulé à Bordeaux, malgré les foudres allemandes,
imagine t-on les efforts administratifs et le courage moral que la Préfecture a
dû montrer pour aboutir à un tel résultat ?
Imagine-t-on aussi les demandes d’explication et les
reproches véhéments formulés par le RSHA de Berlin au KdS de Bordeaux, à la
Gestapo de Paris, au général Oberg ,chef des SS ? Mais ni l’instruction, ni
l’accusation, ni la Cour d’Assises n’ont jugé utile de connaître la
version allemande des faits. Encore une fois, ce procès n’a retenu que des
comptes-rendus partiels d’une préfecture qui aurait pu vivre hors de la
guerre.
Une série de documents exceptionnels non produits au procès
a pu être retrouvée et analysée, dans lesquels les responsables allemands
Dohse et Boemelburg s’expriment sans fard. Ces pièces apparaissent
déterminantes pour expliquer la contrainte qui pesait sur les fonctionnaires de
la préfecture. Cette contrainte que l’accusation et les parties civiles ont
considérée comme inexistante.
On trouvait déjà une confirmation émouvante du courage de
la Préfecture dans le témoignage de Paul Bignon, le neveu de Maurice Sabatier,
un résistant réfugié, avec un ami, chez son oncle (Sabatier) en Févier Mars
1943, et qui passera la frontière espagnole pour rejoindre Alger et la
Résistance.
(Voir le
témoignage de Paul Bignon du 19/1/1988, que nous analysons au chapitre VI).
Après la fuite de Bignon, Sabatier sera convoqué à la
Gestapo et interrogé durant neuf heures : "J’étais convaincu que je
ne rentrerai plus le soir".
(Déclaration
du préfet Sabatier au jury d’honneur en novembre 1981 devant le RP Riquet).
Plus nettes encore ses explications concernant ses rapports
avec l’Intendant de police Duchon :
"Un jour, Duchon, mon Intendant de Police, me
téléphone à 7 heures du matin : Monsieur le Préfet, quelque chose de
terrible arrive, je viens de recevoir, en chiffré (télégramme codé), un
papier qui dit que les Allemands arrêteront les Israélites français ce soir
à six heures....
"Ils ont été tous prévenus et tous ont disparu".
Le KdS de Bordeaux fut évidemment averti, par ses multiples
réseaux de renseignement, des sabotages diffus de la Préfecture, et il est
clair que les responsables (Sabatier et Papon) se trouvaient menacés d’arrestation,
de déportation, sur ordre d’Oberg ou du RSHA de Berlin. La réponse allemande
fut différente et fort significative du langage codé employé par le RSHA
lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre la "solution finale". Une
forme de contrainte beaucoup plus machiavélique que la contrainte directe
exercée sur les fonctionnaires responsables, car elle vise la population
bordelaise : la Gestapo sait fort bien que la préfecture comme la mairie
font et feront le maximum pour préserver la vie de leurs compatriotes.
La riposte de Berlin au train annulé se révèlera en effet
énigmatique et sanglante : Oberg et Boemelburg donnent l’ordre de faire
exécuter 70 otages... à Bordeaux en représailles pour des attentats commis...
à Paris contre les troupes allemandes. Ils seront choisis parmi les détenus
fournis par la "brigade" Poinsot, car il faut mouiller au
maximum les Français collaborateurs.
Pourquoi avoir choisi Bordeaux, ville calme où aucune action
anti-allemande n’est signalée ? Sabatier ignorant tout des réactions d’Eichmann
et des méthodes employées pour mettre en œuvre les déportations, tentera
avec le chef du KDS, (Luther), et la Kommandantur, de multiples démarches, mais
recevra partout une fin de non-recevoir.
Pour comprendre les dessous de l’affaire nous avions
comparé les deux documents
majeurs dont nous disposons : la déposition de Dohse chef de
la Gestapo, et celle de son chef Luther. Ces dépositions différaient
totalement.
La version de Luther, (Chef du KDS de Bordeaux), et
supérieur théorique de Dohse.
"Mes premiers
sentiments furent l’indignation et l’horreur... et j’ai
immédiatement demandé l’annulation de l’ordre pour Bordeaux en soulignant
que rien ne s’était produit à Bordeaux, que la très grande majorité des
détenus était inoffensive".
"Je me suis rendu à la Feldkommandantur auprès du
général Major Knoerzer qui a sollicité l’annulation de l’ordre. Je me
suis rendu ensuite auprès du colonel Duchon, Intendant de Police, pour qu’il
prévienne le préfet Sabatier. Celui-ci vint immédiatement protester et je lui
suggérai de saisir le gouvernement de Vichy pour unir nos efforts. Toutes les
interventions furent vaines....
"Avec Dohse nous avons alors examiné chaque cas pour
sauver quelques-uns de la mort, alors que la plupart d’entre eux n’étaient
coupables que des fautes les plus légères (1er degré)"
La version de Dohse, (Chef de la Gestapo de Bordeaux).
"Luther
avait dressé une liste des otages à exécuter. Toutes ces personnes qui furent
fusillées s’étaient rendues coupables d’actes particulièrement graves à
l’encontre des troupes allemandes et je crois qu’en se référant à la loi
même de la guerre, elles auraient été également condamnées à la peine de
mort".
Luther, administratif discipliné, n’est ni SS, ni
informé. N’ayant pas compris la décision prise à Paris par Boemelburg et
Dohse, il tente de faire annuler l’ordre d’exécution à trois reprises. Il
ne comprend pas pourquoi Bordeaux a été choisi. Pourquoi vouloir sanctionner
une ville sans histoires et fusiller 70 détenus qui n’ont commis que des
délits mineurs ? On retrouve la même réaction de stupeur chez le général
Knoerzer, commandant la place de Bordeaux, qui tente lui aussi de faire
suspendre la décision de Paris.
A l’inverse, Dohse, SS de la première heure, travaillant
main dans la main avec Boemelburg, a bien compris l’avertissement de Berlin et
en tire les conséquences. Eichmann avait demandé le 15 juillet des
explications sur la suppression d’un train de déportation à Bordeaux :
Eichmann avait même menacé de prévenir Müller, chef suprême de la Gestapo,
de cette négligence inadmissible. Oberg et Boemelburg vont donc répondre à
Eichmann que Bordeaux sera retenu, lorsqu’une exécution d’otages sera
décidée. Aucune intervention, ni allemande ni française ne sera alors
tolérée.
Oberg et Boemelburg veulent faire un exemple à Bordeaux,
mais l’annonce de l’exécution des otages demande un alibi : Dohse,
convoqué à Paris pour préparer l’opération, devra transformer des victimes
en terroristes ou en criminels officiels. Malgré ses réticences sur les
conséquences politiques néfastes de la décision, Dohse accepte de tronquer la
vérité, ce que ne se résout pas à faire Luther, son chef nominal.
Luther n’est pas SS, n’a pas l’oreille de Boemelburg et
ne comprend ni le langage codé du RSHA de Berlin ni celui du BdS de Paris. Il
en est de même pour le général Knoerzer qui n’est pas non plus dans le
secret des méthodes d’Himmler et de Boemelburg. Luther persiste à déplorer
la condamnation à mort d’innocents (voir sa déposition dans la
contre-enquête).
Ni l’instruction ni l’accusation n’ont évoqué cet
évènement dramatique. Mais l’on comprend pourquoi, le 28 Octobre
1947, l’ex-intendant de police René Duchon pouvait défendre, auprès du
commissaire instructeur, R. Caps, le comportement des services de Sécurité
publics et le rôle de l’intendance de police, durant l’occupation, qui
avaient toujours tenté de réduire au minimum les déportations :
(Voir l’analyse
de la déposition de Duchon le 28/10/1947 au chapitre VI).
Le déroulement
du drame du 21 Septembre devient maintenant parfaitement clair.
- La Préfecture maintenait les formes d’une acceptation
officielle des instructions allemandes, mais sabotait discrètement les
déportations prévues. Un train doit alors être annulé par la Reichsbahn.
- La Gestapo locale rend compte de ses médiocres résultats
à Boemelburg et Röthke qui répercutent l’information à Eichmann.
- Eichmann tance la Gestapo mais la semonce reste secrète :
seul Dohse sait ou est averti.
- L’affront fait au RSHA sera vengé quelques semaines plus
tard par Oberg et Boemelburg qui choisissent Bordeaux pour faire exécuter 70
otages.
- Dohse est convoqué le 16 septembre à Paris par
Boemelburg, pour étudier avec lui les dossiers des prisonniers incarcérés à
Bordeaux et décider du nombre d’otages qui seront fusillés.
La Préfecture comprendra alors qu’elle est sous
surveillance et le KDS de Bordeaux est averti que le RSHA n’hésite pas à
prendre des mesures de rétorsion impitoyables lorsque ses instructions ne sont
pas suivies. Officiellement Oberg et Boemelburg ont mis en avant des attentats
commis à Paris mais, encore une fois, les méthodes de la "solution
finale" ne sont jamais exprimées officiellement, elles se décryptent.
Le document du BdS, (daté du 16 Septembre 1942), qui est
présenté et qui fut établi par le docteur Laube du BdS de Paris, est donc d’un
intérêt exceptionnel, car les archives allemandes ont été systématiquement
détruites au moment de son départ de France. Ce document s’intègre
parfaitement avec la note de Boemelburg du 30 août, qui définit un nouvelle
catégorie de Français voués à la mort : " les prisonniers
expiatoires ".
Pour l’Etat Major du RSHA de Berlin et du BdS de Paris, les
résultats obtenus par le KdS à Bordeaux dans leurs déportations des Juifs
furent toujours médiocres. La communauté juive comptait à l’origine 6 500
personnes et il y eut 1 300 déportations juives dont 641 pour Bordeaux et 650
environ pris à la ligne de démarcation ou à la frontière espagnole.
Pour la seule ville de Bordeaux, 10 % de la population juive
donc a été déportée vers Drancy et Auschwitz alors que la moyenne française
fut de 26 %. Transformer des drames en chiffres est détestable en soi, mais il
faut bien rétablir la vérité : comment une telle dilution des arrestations
aurait-elle été rendue possible sans un sabotage systématique de la
Préfecture ? Que se serait-il passé si les responsables de la préfecture
avaient quitté leur poste, comme le suggéraient certaines parties civiles ?
Michel Bergès, sur la base de calculs statistiques, aboutit
au chiffre de 400 juifs sauvés par la Préfecture, mais si l’on regarde les
résultats globaux basés sur la moyenne nationale, ce sont 1500 juifs qui ont
échappé à la déportation. Que signifie, dans ces conditions, l’exégèse
de pièces partielles ignorant le résultat global obtenu par le service des
questions juives ? Résultats obtenus malgré une Gestapo omniprésente, avec à
sa tête un Friedrich Dohse qui n’hésitait pas à fusiller lorsqu’il le
jugeait nécessaire, pour terroriser la Préfecture et les Bordelais.
DIRECTIVE DU BdS, (Etat
Major des polices allemandes à Paris),
Datée du 16/9/1942
Concernant les exécutions d’otages devant avoir lieu le 21
septembre à Bordeaux
Cette directive se révèle un document majeur, car il
démontre que les exécutions d’otages à Bordeaux le 21 Septembre ont été
décidées dés le 16 Septembre 1942 entre le chef de la Gestapo de Paris,
(Boemelburg), et son subordonné à Bordeaux, (Dohse). C’est donc bien la
Gestapo qui décide seule des listes d’otages à fusiller et qui rend compte
ensuite à son supérieur administratif, le BdS.
Il s’agit d’une mesure prise à froid qui vise à
terroriser la population bordelaise : la décision se situe dans la droite
ligne de la note de service du 30 août 1942 sur les " prisonniers
expiatoires ", signée par Boemelburg.
Ce document du BdS présenté ci-après a été traduit par
J. Ph. Larrose.
L’original allemand est présenté en annexe (DIII).
Abteilung II
B. Nr. S Pol II/3 Paris le 16 septembre 1942
Dr. L/W (Docteur Laube)
A l’attention du BdS, (Paris)
Objet : Sanctions
Exécutions
1- Depuis le11 Août 1942, date des dernières exécutions d’otages, pour
sabotage et terrorisme, 36 militaires et cinq citoyens du Reich ont été tués
ou blessés.
Si pour chaque assassiné ou blessé du Reich, deux Français doivent être
exécutés, il faut en exécuter 82.
A mon avis il n’est pas recommandé de faire une différence entre les
militaires et les civils puisque les civils ont été blessés en même temps
que les militaires.
2- A la disposition de la section II, sont mis comme otages à exécuter 9
personnes qui sont actuellement au fort de Romainville qui détient aussi les
condamnés désignés comme victimes expiatoires par le tribunal militaire.
La section IV, (Gestapo),
du fort de Romainville livre en ce moment 50 otages.
Il appartient à la section IV, (Gestapo),
d’examiner rapidement si, parmi les détenus de Compiègne et les prévenus du
fort de Romainville, on peut encore, dans leurs rangs prélever des otages.
Selon un renseignement téléphonique, la personne compétente des services
de Bordeaux, Dohse, (chef
de la Gestapo pour la Gironde), est
aujourd’hui en route avec les dossiers, pour s’entretenir de la situation
avec la section IV, le Sturmbannführer Boemelburg,
(chef suprême de la Gestapo en France).
La section II propose : soit d’ordonner au commandant de Bordeaux de
transporter immédiatement au fort de Romainville 50 ou 100 otages, soit de
faire fusiller 32 otages à Paris et 50 à Bordeaux.
Il n’est pas recommandé de fusiller immédiatement à Paris les otages
dont on dispose afin que, pour des cas inopinés, des otages puissent aussi,
dans l’avenir, être tenus à disposition des autorités militaires.
Les notations entre parenthèse et les soulignements en caractères gras ont
été effectués par le traducteur pour faciliter la compréhension du texte.
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