Hubert de Beaufort         Le Livre Blanc      
                Une étude exhaustive de l'histoire de l'occupation de Bordeaux
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Introduction   Chap.-1  Chap.-1 suite  Chap.-2    Chap.-3  Chap3-suite   Chap.-4  Chap.-5    Chap.- 6    Conclusion


CHAPITRE III

ANALYSE DES EXÉCUTIONS ET DES DÉPORTATIONS

1 –  Les exécutions allemandes entre juillet 1941 et juillet 1944

2 –  La rafle des Juifs le 15 et 16 juillet, le convoi du 18 juillet 1942

3 –  Le convoi du 26 août 1942

4 - Le convoi du 21 septembre 1942

5 –  La rafle du 19 octobre, le convoi du 26 octobre 1942

6 –  Le convoi du 25 novembre 1943

7 –  Les rafles des 20 et 21 décembre, le convoi du 30 décembre 1943

8 –  La rafle du 10 janvier et le convoi du 12 janvier 1944

9 –  Le convoi du 13 mai 1944

Selon l’accusation, la responsabilité de Maurice Papon aurait été engagée dans huit convois. L’historien qui se penchera sur le procès ne pourra qu’être stupéfait par le soin apporté par l’accusation à gommer toute référence au contexte de ces déportations.

Jusqu’en novembre 1942, date de l’invasion de la zone libre par les Allemands, une ambassade américaine est présente à Vichy, que fait-elle durant cette période ?

En décembre 1943, Bousquet limogé est mis en résidence surveillé et Darnand, nouveau ministre de l’Intérieur, a autorité directe sur la Police. Les préfectures perdent donc leurs prérogatives : que pouvait faire alors un sous-préfet ?

 

1 – Les exécutions allemandes entre Juillet 1941 et Juillet 1944

Pour construire l’instruction, l’acte d’accusation, le procureur et l’avocat général ont occulté le climat de terreur dans lequel vivait Bordeaux qui n’aurait pratiquement connu que les déportations juives. Or il est impossible de séparer ce problème des déportations raciales de celui des arrestations politiques et des exécutions. Les dirigeants allemands de Bordeaux ne sont pas particulièrement sanguinaires, mais ils rendent compte quotidiennement de leurs activités au BdS de Paris et obéissent scrupuleusement aux ordres de leurs supérieurs. Dohse, le chef de la Gestapo, se donne bien une apparence de conciliateur, alors que c’est un élève de Boemelburg. En réalité il est impitoyable sous des apparence affables. " Toujours un poignard dans le dos ", dira Jean Philippe Larrose.

Nous savons maintenant que la mollesse de la Préfecture dans les arrestations de Juifs a fait désigner Bordeaux, lorsque le général SS Oberg décide de faire exécuter soixante-dix otages en septembre 1942 : Dohse et Boemelburg ont alors triés les dossiers ! Le meurtre d’un officier allemand en octobre 1941 avait déjà déclenché l’exécution de cinquante otages.

Tout manquement aux ordres de l’occupant est impitoyablement sanctionné, soit de façon directe, soit de façon indirecte. La Préfecture ne peut que temporiser et négocier en souplesse, sans jamais savoir si elle n’a pas dépassé le point de rupture, avec des conséquences sanglantes pour la population.

" Nous avions droit à un clash, mais pas à deux ", rappelait donc le Grand Rabbin Cohen après la guerre. Sans états d’âme, Dohse libère, emprisonne, déporte ou fusille. C’est un SS intelligent et discipliné qui indiquera à ses chefs les signaux qu’il convient de faire passer à la Préfecture. Le signal, très souvent, a pour nom le fort de Hâ pour les emprisonnements ou le camp de Souge pour les fusillades : Duchon, l’Intendant de police en est alors averti par le chef du KDS, Luther.

Avant d’étudier dans quelles conditions les déportations des Juifs se sont déroulées à Bordeaux, il faut rappeler le rôle joué par Herbert Hagen, qui dirigea le premier Sonderkommnado de Août 1940 à Mai 1942 : à cette date il est nommé directeur de Cabinet du général Karl Oberg. Ce SS, farouchement anti-français, était aussi un antisémite déterminé qui avait traité les questions juives aux côtés d’Eichmann en 1937. En Gironde, il n’oubliera pas ses anciennes fonctions et proposera à Paris, en Mars 1942, le port de l’étoile jaune pour les Juifs : ce qui sera fait le 29 Mai. A Bordeaux, le SS Hagen favorise la création de la SEC, (Section d’Enquêtes et de Contrôle), dépendant du Commissariat au Affaires juives de Vichy, avec l’aide du collaborateur antisémite Dehan qui met en place, avant l’arrivée de Maurice Papon à Bordeaux, un double du fichier de la préfecture.

Dés novembre 1941, Hagen écrivait à Dannecker, son correspondant parisien :

En se référant aux ordonnances côtières, tous les Juifs vivant dans le Sud-ouest de la zone occupée (trois mille personnes environ), sans tenir compte de leur âge, doivent être internés ".

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Hagen avait préparé, sept mois avant le début des rafles, le processus des déportations. Son adjoint Doberschutz, resté sur place après le départ de son chef, transmettra les dossiers au Kommandeur Luther et à Friedrich Dohse. Dans ses nouvelles fonctions à Paris, Hagen suivra ce qui se passe à Bordeaux : il participera avec Knochen, Dannecker, Bousquet, Darquier de Pellepoix, à la réunion du 7 juillet 1942 qui entérine la déportation des Juifs étrangers.

Maurice Papon prend ses nouvelles fonctions à Bordeaux en juin 1942, mais à temps partiel, car il passe une partie de son temps auprès de son père mourant. Dans ces conditions quelle pouvait être la marge de manœuvre de la Préfecture et du nouveau Secrétaire Général avec son grade de sous-préfet ?

 

2 – Rafles des 15 et 16 Juillet, convoi du 18 Juillet 1942

Une note du 2 juillet 1942 transmise par le KdS de Bordeaux sous la signature du lieutenant SS Doberschutz confirme les instructions d’Eichmann venu à Paris le1er juillet. Il s’agit officiellement d’une réquisition raciale de main-d’œuvre touchant les Juifs des deux sexes porteurs de l’étoile jaune et âgés de 16 à 45 ans. L’instruction secrète de Knochen est brutale :

" L’action devra se faire avec toute la rigueur nécessaire ".

La note transmise aux autorités françaises ne l’est guère moins :

 "Chaque fonctionnaire français est à rendre responsable pour les Juifs indiqués sur sa liste… "

La menace allemande est claire et se réfère à l’article III de la convention d’armistice qui place la police et la gendarmerie sous l’autorité de la puissance occupante. Jean-Marc Varaut le rappelait dans sa plaidoirie. Le premier réflexe de Maurice Papon serait de démissionner et de partir vers Alger pour fuir une guerre intérieure qui a changé de caractère. Mais fuit-on devant l’ennemi ? Fuir c’est déserter. On pense à soi-même, mais aussi aux autres, à ceux qui sont en danger, aux directives de la Résistance. Où est le devoir ? Abandonner ses concitoyens ? Maurice Papon subit une double pression :

– celle de la communauté juive et du Grand Rabbin Cohen qui demande aux autorités préfectorales de rester, car la police française se révèle beaucoup plus humaine que la police allemande ;

–  celle de Londres et d’Alger qui tiennent le même langage et veulent maintenir une cellule de Résistance au sein de l’administration.

Dès cette époque, la politique de la Préfecture restera inchangée : s’informer, demander des explications, retarder, rendre compte. En un mot inventer un nouveau concept : face à la force brutale, répondre par l’inertie administrative et une résistance de papier. L’Intendant de police Duchon, ancien colonel d’active, qui reçoit les instructions du préfet Sabatier, tentera de son côté de réduire encore la portée des arrestations malgré les risques encourus. L’avertissement des SS est en effet sans équivoque :

" Si le gouvernement français venait à faire obstacle aux arrestations, le Führer ne ferait certainement pas preuve de compréhension". (Note du général SS Oberg à Laval.)

Le rapprochement entre les listes des personnes à arrêter, et celles des personnes effectivement arrêtées, met en évidence une différence de 30%... Cette politique d’inertie administrative et de temporisation limitera l’ampleur des déportations en freinant la pression allemande, mais les réactions de l’occupant sont indirectes et très brutales : des centaines d’exécutions et de déportations.

Le Grand Rabbin Cohen lui-même demande à plusieurs reprises que la police française se substitue à la Gestapo. Dans cette optique, Maurice Papon fait remplacer les wagons de marchandises par des wagons de voyageurs. Et après les arrestations, la pression de la préfecture sur les SS ne se relâche pas : le 17 juillet, Pierre Garat, responsable du service des questions juives, obtient du lieutenant Doberschutz que soient rayées vingt-quatre personnes des listes de déportation, comportant 195 noms,. Ce résultat est obtenu en faisant jouer tous les critères possibles d’exemption : nationalité, état de santé, ancien combattant, non inscrit sur les listes de la synagogue, etc...

L’horreur des déportations reste entière, mais la Préfecture, Maurice Papon et le grand Rabbin Cohen ont tenté ensemble de limiter leur ampleur. Il y a bien complicité matérielle, mais c’est une complicité de dévouement et la Préfecture va le plus loin possible, dans cette voie parfois trop loin, puisque la Gestapo avait prévu deux trains de 20 wagons pour 2 000 déportations.

3 – Convoi du 26 Août 1942 : la déportation des enfants

Ce fut un drame humain qui bouleverse aujourd’hui toujours autant les consciences : 15 enfants seront regroupés, (sur la demande des familles), pour retrouver leurs parents, déjà déportés. Et les enfants seront gazés eux-mêmes : l’horreur absolue. Instinctivement les familles d’accueil redoutent ce regroupement qui implique un départ vers l’inconnu. Malheureusement cette méconnaissance de la finalité des déportations entraîne des réactions, se voulant rationnelles, mais qui se révéleront catastrophiques. L’émotivité superficielle de certaines familles, se révélera avec le recul, bien mauvaise conseillère.

– Cette confusion est illustrée par la protestation de l’ambassade américaine auprès du Maréchal Pétain, qui proteste sur le fait que l’on sépare les enfants de leurs parents.

– Le désarroi du grand Rabbin est lui aussi manifeste, car il commence par pratiquer une politique d’accueil des enfants puis… laisse partir en déportation ceux qui lui ont été confiés.

" Le cri de cet enfant, encore aujourd’hui, me hante, il me saigne le cœur".

(Le Grand Rabbin Joseph Cohen dans son journal.)

Cinquante ans plus tard, ce cri continue de faire saigner les cœurs, mais où est la responsabilité de Maurice Papon dans ce drame, alors que le Grand Rabbin lui-même ne comprenait pas l’étendue du crime qui se préparait ?

La préfecture va agir empiriquement, et en particulier Maurice Papon, qui perçoit intuitivement la nécessité de garder les enfants.

Ce fut pour lui un sujet d’inquiétude permanente, ainsi qu’il ressort d’une note adressée à la police allemande le 8 août 1942, quelques semaines après sa prise de fonctions à Bordeaux :

Je suggère que la libération s’applique à tous les enfants âgés de moins de 21 ans ".

Le compte-rendu de Pierre Garat indique les résultats obtenus. Le chef du service des questions juives obtient que soient rayées des listes trente personnes :

– vingt mères de famille allaitant leur bébé;

– dix personnes accusées d’infractions dont la matérialité ne peut être établie par les Allemands.

Les parties civiles ont qualifié de complicité de crime contre l’humanité les interventions insuffisantes de Maurice Papon pour faire échapper les enfants à ce convoi, alors que ni l’UGIF, ni le grand Rabbin, ni l’ambassade américaine à Vichy, ne comprennent le drame. Michel Bergès, qui a reconstitué avec minutie les faits de l’époque, a établi que vingt-sept enfants avaient finalement pu être dispersés et sauvés.

 

4 – Convoi du 21 Septembre 1942

Ce jour-là soixante et onze juifs incarcérés au fort du Hâ pour infractions diverses sont transférés à Drancy. Les autorités allemandes, connaissant la politique de résistance passive de la Préfecture, ne la préviennent que le dimanche soir pour un convoi prévu le lundi matin. Un délai très court qui limite les possibilités d’intervention, mais là encore Garat et le service des questions juives, (en l’absence du secrétaire général), obtiennent la libération de huit personnes.

Rappelons encore une fois que le même jour, 70 otages sont fusillés, et que Maurice Papon est absent de Bordeaux.

Malgré la tragédie que vit Bordeaux, huit personnes échappent à la déportation, ce qui n’empêche pas l’accusation de considérer que Maurice Papon est en partie responsable des déportations. Il est pourtant clair que la police allemande est décidée à intervenir, quels que soient les fonctionnaires présents ou absents. Comme le remarque Maître Varaut :

" Un brouillard accusatoire sans preuve ", puisqu’il suffit de convaincre le jury par l’émotivité.

Cette émotivité eût été bien différente si l’instruction d’abord, si l’accusation ensuite et la Cour enfin, avaient connu la vérité sur les conditions dans lesquelles furent exécutés le même jour au camp de Souge les 70 otages : un drame seulement évoqué par Maître Vuillemin qui a rendu hommage à ces soixante-dix martyrs oubliés. Pour Luther, chef du KDS bordelais, c’est un séisme, mais pour Dohse c’est un signal envoyé à la Préfecture pour les maigres résultats obtenus en Juillet et en Août dans les déportation juives. Une injonction sous forme de terreur, pour que le convoi du 21 Septembre se passe cette fois-ci, sans obstruction systématique. Terreur programmée, puisque, Dohse, dès le 16 septembre, est allé préparer à Paris, avec Boemelburg, l’exécution des 70 otages.

On peut comprendre, qu’entre des fusillades immédiates et des déportations à l’issue inconnue, la Préfecture ait jugé prioritaire d’intervenir en faveur des condamnés à mort.

5 – Rafle des 19 et 20 Octobre, convoi du 26 Octobre 1942

Cette rafle montre à quel point la Préfecture travaille à saboter les déportations : la liste allemande comporte quatre cents noms alors que quarante personnes seulement seront arrêtées. Et sur ces quarante personnes, le service des questions juives arrive à en faire libérer dix et obtient que neuf autres ne soient pas déportées. Il est probable que certains étaient juifs et d’autres pas. Mais une certitude : sans les interventions de la Préfecture, tous auraient été déportés par les SS. Le Grand Rabbin Cohen le reconnaîtra en 1947 lors du procès Dehan.

Par son influence, Papon a transformé un Garat partisan du régime de Vichy en Résistant de fait, ce que reconnaît Joseph Cohen. D’Octobre 1942 à Novembre 1943, les exécutions connaissent un répit: une vingtaine de fusillés seulement... suffisamment pour rappeler à la Préfecture la vigilance allemande. Concernant ce sabotage des déportations, Maître Varaut a fait état au procès d’un document majeur pourtant ignoré de l’instruction. Le rapport du commissaire René Caps de 1947 et le témoignage du général Duchon, l’Intendant de police, confirmant que les inspecteurs de police avaient informé ceux des Juifs qu’ils connaissaient de l’opération qui se préparait. Le mot " sabotage "employé en 1947 a été repris par Maurice Papon en 1998.

Le 8 Novembre 1942, les Américains débarquent en Afrique du Nord et le 11 les Allemands envahissent la zone libre.

Concernant les déportations de juillet, août et octobre 1942, le rapport des experts (annulé par la Cour de Cassation), dressait la liste des correspondances échangée entre la Gestapo et la préfecture : elles sont au nombre de quarante deux (1). Plusieurs d’entre elles portent la signature de Maurice Papon et répercutent les demandes d’arrestation demandées par la Gestapo à la préfecture, via l’Intendance de police : elles pourraient engager la responsabilité du Sous Préfet, mais il faut alors les rapprocher des déclarations faites en 1947 par l’Intendant de police lui même, le colonel Duchon, qui affirme que les Juifs avaient été prévenus au préalable. C’est aussi ce que nous a déclaré Pierre Saufrignon, le policier résistant, déporté à Neuengamme. Il faudrait aussi comprendre l’attitude du Grand Rabbin Cohen, pendant et après l’Occupation, qui conservera toujours sa confiance dans la préfecture.

(1) voir dans le chapitre 4, l'attitude de l'UGIF et celle du Grand rabbin Cohen.

 

6 – Convoi du 25 Novembre 1943

En 1943, l’issue de la guerre ne fait plus de doute. Stalingrad capitule en Janvier et la conférence de Casablanca, (à la même date), avec Churchill et Roosevelt décide que l’Allemagne devra se rendre sans conditions. En juillet, Mussolini est destitué, l’Italie capitule, et en Septembre les Français débarquent en Corse pendant que les Russes remportent un victoire décisive à Orel.

Entre le 28 Novembre et le 1er Décembre, se déroule la conférence de Téhéran qui réunit Churchill, Roosevelt et Staline : le principe d’un débarquement en Normandie est décidé.

Durant ce même mois de Novembre l’occupation allemande en France se durcit considérablement :

- Helmut Knochen fait savoir à Jean Philippe Larrose, que les demandes de grâce ne seront plus admises.

- René Bousquet est écarté et remplacé par Joseph Darnand nommé Secrétaire d’Etat au Maintien de l’Ordre ; la Milice prend le pouvoir.

- Dohse à Bordeaux, avec l’affaire Grandclément, sème le trouble dans la Résistance du Sud-Ouest.

Au service des questions juives de la Préfecture, Jacques Dubarry remplace Pierre Garat qui a été muté. Pour contourner la politique d’inertie de la Préfecture, les Allemands, après avoir réduit les délais d’exécution, puis donné directement leurs instructions aux forces de police, procéderont eux mêmes aux arrestations et donneront les ordres directement à la police française : 86 Juifs internés à Mérignac sont transférés à Drancy.

Malheureusement, la Préfecture ne sera prévenue de l’opération qu’après le départ du convoi et le résultat ne peut être que tristement constaté. Les Allemands se défient du service des questions juives qui est court-circuité : il n’y aura donc pas de négociations et pas de libérations. Sabatier proteste auprès de sa hiérarchie à Vichy.

Accusation et parties civiles se sont acharnées à déplorer les sabotages insuffisants de la Préfecture, sans se rendre compte que Sabatier et Papon agissaient à la limite extrême de leur possibilité. Aux yeux des Allemands, cette limite était trop souvent franchie, car durant ce même mois de Novembre, Souges connaît quinze exécutions. Combien de personnes, ayant suivi le procès, avaient-elles conscience du dilemme quotidien devant lequel était placée la préfecture ? Risquer la vie de nouveaux otages si la politique de sabotage discrète, avait fait place à une obstruction officielle ou systématique ?

Faut-il aussi rappeler qu’Aloîs Brunner, (numéro trois de la Gestapo), qui a désormais la haute main sur les déportations juives, ne tient aucun compte des autorités françaises : son adjoint Röthke a fait arrêter et déporter Raoul Lambert le directeur de l’UGIF parce que ce dernier avait été vu sortant du cabinet de Laval ! Tout aussi choquante est l’arrestation de Jacques Helbronner, président du Consistoire, le 26 octobre à Lyon par la Gestapo.

L’instruction comme le procès ne voulurent rien connaître de ce sinistre contexte. Sur le plan juridique, il faut même signaler que le réquisitoire définitif du parquet général avait conclu au non-lieu pour ce convoi. Mais un an et demi plus tard, ce même parquet général, (sans explication), poursuit Maurice Papon sur ces mêmes faits sans qu’aucun élément nouveau ne soit apparu dans le dossier.

 

7 – Rafles des 20 et 21 Décembre, convoi du 30 Décembre 1943

À la fin de 1943, les Allemands imposent sans ménagement leur diktat avec l’aide de Joseph Darnand et de ses miliciens. En Novembre, Boemelburg qui dirigeait la Gestapo depuis 1940, est muté à Vichy en remplacement de Geissler (exécuté par la Résistance), pour surveiller le maréchal Pétain et son ersatz de gouvernement. Darnand a désormais autorité directe sur l’ensemble des forces de police. Quant à la section IV, (Gestapo), elle est maintenant dirigée par Stindt, un adjoint de Boemelburg.

Le réseau des collaborateurs de la Gestapo s’étoffe et se durcit jour après jour : les inspecteurs de la SEC de Dehan et les policiers de Poinsot collaborent ouvertement avec les Allemands pour arrêter et déporter.

Le préfet Sabatier tentera d’endiguer les excès de la SEC, mais les Allemands se moquent de plus en plus des formes, si l’on en juge par la lettre adressée par le capitaine Nährich, (du KdS), à la Préfecture :

" Les arrestations effectuées dans la nuit du 20 et 21 Décembre ont eu lieu sur l’ordre du commandant de la police de sûreté (allemand)… Je ne suis pas en mesure de faire d’autres communications au sujet de cette affaire ".

La Préfecture est court-circuitée, mais Maurice Papon signale à Vichy le cas de soixante-dix-neuf personnes qui pourraient être exemptées. Il semble que vingt d’entre elles ne quitteront pas la France, car elles seront maintenues à Drancy et libérées à la fin de la guerre.

Sur la succession de ces événements dramatiques de l’hiver 1943, Jean-Marc Varaut exposa la réalité sans être démenti, car l’analyse rejoignait l’évidence.


8 – Rafle du 10 Janvier et convoi du 12 Janvier 1944

En ce début d’année, la vindicte allemande va redoubler avec de nouvelles exécutions en Janvier et l’arrestation du réseau de policiers résistants infiltrés par Dohse. Pierre Saufrignon, le policier déporté à Neuengamme, en fera le récit dans sa déposition et nous accordera une longue interview dans laquelle il précisera comment il jouait un double jeu qui sabotait ses activités officielles.

Alors que les forces allemandes reculent sur tous les fronts, que les bombardements des alliés démontrent la supériorité de leurs forces aériennes, le RSHA de Berlin, avec Müller et Eichmann, accentuent les déportations partout en Europe avec une brutalité croissante, que ce soit en Hongrie, en Italie ou en France. La guerre sera peut-être perdue mais la solution finale sera menée à son terme, coûte que coûte.

L’Intendant de police Duchon doit prendre connaissance d’une note allemande qui ordonne l’arrestation de tous les Juifs du département.

La fuite du Grand Rabbin, le 16 décembre, a mis l’exaspération des Allemands à son comble. Sabatier intervient à Vichy pour éviter l’opération, se rend lui-même auprès des autorités d’occupation et confirme que la police française ne peut intervenir. Mayer, le représentant allemand annonce alors à Sabatier qu’il est tenu pour responsable de la non exécution des instructions allemandes. Finalement, Darnand informe le préfet régional,( de la part de Laval), que l’opération doit être réalisée en tout état de cause et que la police française est tenue d’y participer. Craignant des représailles sur la population et ayant épuisé tous les recours possibles, Sabatier obtempèrera.

La Préfecture obtient malgré tout quelques résultats.

– L’exemption de déportation de vingt-trois personnes qui sont maintenues au camp de Mérignac : femmes de prisonniers, anciens combattants, personnes âgées.

– La libération effective de dix-huit personnes que l’on connaît nominativement : Mme et Mlle Gomez, Mlle Herault, Mme Herbage, Mme Sonendal, Mme Mazilla, Mme Colonne, Mme Torres, Mlle Torres, MM. Gaston et Georges Torres, Mlle Bibal, M. Eyraud, Mme Lamenardière et ses enfants.

Trente-huit d’entre elles seront définitivement sauvées, mais à quel prix ! Les Allemands qui veulent se venger de la fuite du Grand Rabbin, reprennent leur politique de terreur. Après une accalmie en Février, les exécutions à Souge ne vont pratiquement plus cesser.

9 – Convoi du 13 Mai 1944

Le débarquement est imminent puisqu’il aura lieu le 6 Juin, mais les Allemands, qui battent en retraite sur tous les fronts, ne relâchent pas leur pression policière. Le 27 Janvier, Nährich exige que les Juifs hospitalisés soient internés à Mérignac, dès leur rétablissement. Il veut aussi la liste de ceux qui sont en sanatorium ou en maison de retraite !

L’intervention de Maurice Papon pour obtenir la libération de Jules Cahn échouera mais aura gain de cause pour celle de Léonce Léon.

Le 13 Mai, un nouveau convoi de 58 Juifs quitte Bordeaux pour Drancy. Deux jours plus tard, 25 personnes sont rapatriées à Bordeaux afin de travailler sur les chantiers allemands de l’organisation Todt, ce qui leur évitera la déportation. Maurice Papon avait indiqué au magistrat instructeur que ce retour était probablement dû aux négociations de la Préfecture avec les autorités allemandes.

En tout état de cause, l’approche de la Libération ne fait qu’exacerber la vindicte des SS et celle de la Gestapo de Dohse : 48 exécutions début Août, quelque jours avant la libération de Bordeaux.

Le convoi de déportés politiques du 10 Mai, (trois jours avant le convoi des Juifs) se révèlera particulièrement traumatisant pour la Préfecture, car plus de cinq cents personnes, dont quatorze policiers, vont partir vers Compiègne et Neuengamme : les 2/3 ne reviendront pas des camps. Comme en Septembre 1942, c’est une ambiance d’angoisse, pour ne pas dire de panique, qui règne sur la ville avec cette déportation massive ordonnancée par Dohse qui tient à la présider lui-même en grand uniforme. Dans un tel climat, que vaudrait une résistance aux injonctions allemandes ?

Conclusion

Que dire en conclusion de ces terribles analyses, sinon constater que ni la Préfecture, ni Sabatier, ni Papon, dans des registres différents correspondant à leur fonction et à leur personnalité, n’ont collaboré au processus de déportation. Et cela malgré une menace permanente sur leurs personnes et sur la population. Faut-il encore une fois rappeler les exécutions constantes d’otages à Souge et les trains de déportations politiques vers Compiègne qui paralysaient leur action ? Faut-il rappeler que quinze jours avant la libération de Bordeaux, quarante huit otages seront fusillés ?

Le grand Rabbin Cohen s’est exprimé fort clairement sur la marge de manœuvre dont la Préfecture et lui-même disposaient, comme la plupart de ceux qui devaient affronter l’occupant.

Ni le KdS, ni la Kommandantur, n’étaient spécialement sanguinaires, mais ils obéissaient avec discipline aux ordres reçus de Paris, quelle que soit la brutalité des représailles qui leur étaient imposées.

Dans ce contexte, la Préfecture, le service des questions juives et Maurice Papon ont réussi à éviter la déportation à plusieurs centaines de Juifs. En facilitant la politique de non inscription sur les listes de la synagogue, (politique initiée par le Grand Rabbin Cohen), ils ont réussi à sauver cent quarante personnes déjà arrêtées et promises aux convois vers Drancy. Ils seront d’ailleurs dénoncé par la SEC, pour leurs excès de complaisance.

En Juillet 1942, Eichmann se plaint des maigres résultats obtenus à Bordeaux : pouvait-on imaginer que cet échec soit resté sans suite ? Impossible. La découverte de la réunion à Paris entre Boemelburg et Dohse le démontre. Même remarque pour la fuite du grand Rabbin en Janvier 1944 : les SS ont perdu la face et doit faire payer l’insulte.

Il n’est pas possible de réécrire l’Histoire, mais les archives du RSHA existent et elles démontrent que Bordeaux n’était pas un îlot hors du temps pouvant ignorer les injonctions d’Eichmann responsable des déportations ainsi que les instructions du général Oberg, chef des SS en France, et de Karl Boemelburg chef de la Gestapo.

La rapport des experts dresse la liste des interventions administratives de Maurice Papon et de la préfecture en faveur des Juifs. Elles sont de trois natures : les interventions visant à la radiation du registre des Juifs, celles demandant la libération d’internés au camp de Mérignac, les autres interventions.

1- Les radiations du fichier des Juifs.

 Liasse CFK- PG (chemises 1943)

Mme Pereyra, M. Zalavsky, M. Le Faou, Mme Berlinerblau, M. Herbst, M. Giroud,

M. Desbialhes, M. Junik, M. Boudin, M. Loué, Mme Lévy, Mme Torres, M. Raba, Mme Aron, Mme Gubinsky, Mme Gordon, Mme Molina, Mme Level, Mme Salomon, Mme Peraire, Mr Mengarduque, M. Cartraud, M. Courbin, Mme Chouraqui, Mme Castoriano, Mme Snitter, Mme Binoun, Mme Cohen, Mme Vormus, Mme Lévy, Mme Torres, M. Koche, Mme Léon, Mme Padoch, Famille Teboul.

. Liasse CFK- PG (chemises 1942)

Mme Torres, M. Gay, M. Giffin, Mme Herrera, M. Scholonov, Mme Salomon, Mrs et Mme. Allant, Mme Barques, Mme Mayaudon, Mme Salomon, Mme et Mlles Rabinovici, Mme Rodrigues, Mme Isaac, M et Mme Moch, Mme Blickmann, M et Mme Posso, M. Maillard, M. Isidore, M. Dutemps du Gric, M. Lévy Dumas, Mme Boes.

. Liasse 3

Mme Guerstein, Mme Colonne, Mrs Molines, Mme Cerf, Mme Reiss, M. Bargues, M Labat, Mme Schlessinger, Mme Allant, Mme Lévy, M. Asgian, Mme Kzentowsky,.

. Liasse 1

Mme Cassavi, Mme Moch, Mme Fresco, Mme Sztark, Mme Vallet, M. et Mme Lévy, Mlle Roberte, Mme Schinazi, Mme Krauss, Mrs Lévy, Mme Aron, Mme Herrera, Mme Delvaille, Mme Forgit, Mme Valladon, Mme Solendal, Mme Molina.

. Documents transmis par le juge d’Instruction

Mme Blanchy

. Liasse 1. Liste adressée à la Gestapo pour demande de radiations

Mme Peigne, Mme Champi, Mme Ragonneau, Famille Teboul ; Mme Palouzat, Mlle Asse, M. Benabraham, Mme Léon, Mme Dacorta, M. Herrera, Mme Guerstein ; M. Arnaud, M. Rodriguez, Mme Monetta, Mme Broca, Mrs Fauquey, Mathieu, Raymond, Mme Salomon, M. Mengarduque.

 Les initiatives directes de Maurice Papon concernent environ 130 personnes.

  1. Les demandes de libération d’internés au camp de Mérignac
  2. Mme Foustet, M. Bloch, M. Spitzer, M. Haddad, Mlle Peigne, M. Torres, Mme Wolf, les enfants juifs, M. Herrera, M. Léonce, Mme Vitrac, Mme Schwebel, M. Oppenheimer, Mrs Rosensweig, Mme Krzentowsky, Mme Nguyen ; M. Rosenbaum, Mme Turco, M. Cerf, Mme Horvath, Mlle Slitinsky Alice (1), Mme Neuman, M. Herrera, Mme Asse, M. Junik, M ; Cahn, M. herbst, M. Kohn, M. El Mechali.

  3. Autres interventions
  4. Mme Molina, Mme Lacroix, Mme Ach, Famille Barouk, M. Elias.

Etait-il possible de faire mieux ? Que se serait-il passé si Maurice Papon avait démissionné ? On ne réécrit pas l’Histoire, et en tout état de cause on ne voit pas sur quels critères objectifs la Justice pourrait se prononcer, mais qui recherchait vraiment l’objectivité ?

(1) Alice Slitinsky sera en effet libérée sur intervention de Maurice Papon, ce qui n’empêchera pas son frère Michel d’être un des accusateurs les plus acharné contre Maurice Papon. (voir chapitre VI).